Adaptée en série live (Midnight Diner : Tokyo Stories), La Cantine de minuit de Yarô Abe compte à cette heure deux volumes disponibles en France, qui nous proposent différentes histoires courtes gravitant autour d’un même lieu : un restaurant tokyoïte ouvert la nuit.
Dîner de minuit
Vous avez peut-être vécu cela : sortir tard dans les rues d’une ville et ne rien trouver pour manger. Si seulement il y avait une cantine de minuit comme dans le manga de Yarô Abe… La particularité horaire de ce restaurant ? Il est ouvert de minuit à 7 heures du mat'. La particularité de sa carte ? Elle est très réduite mais le patron vous cuisinera tout ce que vous voulez du moment qu’il a les ingrédients pour le faire. Les différentes nuits narrées au fil des deux premiers volumes nous proposent ainsi un plat différent à chaque fois (sauf pour les wiener rouges qui reviennent !).
Ici pas de concours de cuisine à la Food Wars, pas de gastronomic fantasy, mais une plongée dans l’univers de la nuit japonaise à travers les clients et autres habitués de la cantine de minuit. Ils ne sont pas BCBG : Yarô Abe nous offre toute une galerie de personnages renvoyant à des mondes sociaux touchant aux salarymen, au sexe, à l’éducation, à la mafia, au chant, à la famille, à la vie de couple… et le compte est loin d’être bon ! Et les histoires qui se racontent, les trajectoires qui se croisent pour un moment plus ou moins long donnent à la cantine une saveur particulière.
L’espace de restauration représente en effet une bulle qui permet de suspendre, pour un temps bref – les histoires durent une dizaine de pages – les tensions, tous les éléments négatifs nés à l’extérieur. Passés la porte c’est une autre ambiance qui s’instaure, même si des disputes peuvent survenir et même si les problèmes laissés sur le pas de la porte ne disparaissent pas une fois qu’on ressort. Des histoires d’un soir ou de plusieurs peuvent également naître, on peut assister à des chutes ou à des tentatives pour remonter la pente. La cantine de Yarô Abe est aussi un restaurant de la vie.
Manger est un fait social
La Cantine de minuit rappelle une idée simple mais centrale : « Manger, cet acte qui pourrait sembler anodin et banal, constitue pourtant une pratique culturelle dont la compréhension est une porte d’entrée idéale pour saisir l’organisation d’une société » (Thibaut de Saint-Pol, 2017, p. 11). La commensalité compte, parce que cela génère du plaisir. Les personnes ne mangent pas dans leur coin car la promiscuité du restaurant permet ainsi des échanges, des rencontres qui animent la nuit japonaise.
Que retenir alors de ce parcours culinaire et social ? Que se nourrir fait du bien au corps et à l’esprit. Que les client.e.s ont leurs histoires propres, leurs cicatrices. On a divers oiseaux de nuit, dont certains sont éloignés de leur famille, d’autres qui mènent une vie plus ou moins dissolue. L’état de santé n’est pas toujours bon, tout comme le moral et il suffit parfois d’une image pour saisir les observations du patron de la cantine dont les commentaires – qui s’adressent parfois à nous ! – viennent compléter ce que l’on voit, servent d’épilogue à une histoire.
Mais si le patron est bienveillant, la Cantine de minuit montre aussi certains drames : maladie, mort, violence domestique… le monde social reste un univers marqué par les coups reçus et donnés, par des hiérarchies, des rivalités. Ainsi de cette crème aux œufs à la fin du tome 1 qui devient la propriété exclusive du vainqueur de la partie de mah-jong même s’il y aura une certaine ironie dans la conclusion de cette histoire.
Le Japon à travers la cantine
Si on peut ouvrir le manga et picorer à droite et à gauche les histoires que l’on souhaite, la Cantine de minuit ne se limite pas à proposer des histoires sans lien les unes avec les autres. Une certaine continuité se dessine. Á l’instar du Vagabond de Tokyo on retrouve les habitués du restaurant au fil des récits, qui peuvent parfois prendre part aux échanges et offrent un côté familial à la "gargotte" tokyoïte…
Á la simplicité (apparente) de la cuisine proposée répond un dessin dépouillé. Il y a congruence entre les deux éléments (cuisine et dessin) ce qui véhicule une impression trompeuse : sous ses airs de petites histoires nocturnes, Yarô Abe prend le pouls du Japon à travers les différentes figures qui se présentent dans le restaurant. Les frasques de certains font facilement écho à ce que l’on peut trouver dans la presse ou ailleurs si bien que l'aspect social du manga n'est pas à négliger.
Pour l’édition française, le Lézard Noir propose, comme d’habitude, un travail soigné avec de jolies couvertures, des pages couleurs au début des volumes, un papier épais, des ouvrages de 300 pages environ aisés à manipuler au moment de la lecture et une traduction de Miyako Slocombe aussi bien mitonnée que les plats du chef de la cantine.
Pour les oiseaux de nuit et les autres
La Cantine de minuit est une poupée russe qui, au fur et à mesure que l’on découvre son menu, nous propose des personnages, des plats et des histoires qui s’emboîtent les uns dans les autres avec, en son centre, le patron bienveillant de la cantine qui soigne les estomacs et les âmes. Alors, serez-vous bientôt client.e de l’établissement ?
Avis illustré à retrouver par ici.