Toutes proportions gardées, le projet est un peu celui des "Misérables" de Hugo : restituer une époque à travers les tribulations du petit peuple en quête de survie. Une documentation rigoureuse permet à l'auteur d'insérer paysages urbains, chansons, vêtements et coutumes d'époque.

La foule des personnages et des situations confère un souffle un peu océanique à ce récit, même si deux protagonistes émergent nettement : le journaliste Kurt Severing (indépendant, mais pour combien de temps ? - voir page 66), la jeune artiste dessinatrice Marthe Müller (elle suit des cours à l'école des Beaux-Arts, mais s'y ennuie, et piaffe d'impatience à la pensée d'exprimer sa créativité sans freins techniques et théoriques - voir pages 127 à 129). Bien entendu, ces deux-là vont se rencontrer et s'aimer, mais l'amour ne domine pas spécialement dans cette mise en scène de l'Allemagne vaincue de 1928-1929, en proie à l'hiver et aux difficultés économiques. Et encore, la crise de 1929 n'a pas éclaté au moment où s'achève ce volume !

Le dessin (noir et blanc, ligne claire réaliste épurée) est plutôt adapté à restituer les paysages sombres, parfois neigeux, et la vie difficile de la plupart des personnages. Berlin en hiver, ce n'est pas la fête des couleurs, ni la fête tout court. Severing résume aux pages 14-15 ce qu'on va percevoir de Berlin pendant le récit : des groupes politiques qui s'affrontent, des hors-la-loi, une brillante vie culturelle (voir page 52).

Sur le plan documentaire, d'intéressantes perspectives urbaines : voie ferrée de banlieue (page 17), belle place dégagée par un zoom arrière par rapport à la vignette précédente (page 22), kiosque à feux tricolores pour réguler la circulation automobile (page 24), inconfort des bureaux d'une rédaction de journal (page 28) ou de mansardes d'étudiant (pages 32, 46).

La technique du récit consiste à entremêler des épisodes concernant des personnages différents qui, le plus souvent, ne se rencontrent pas entre eux; on n'est donc pas dans l'intrigue multiple destinée à s'unifier en cours de route, mais plutôt dans la rhapsodie jouant sur plusieurs tonalités.

Intéressants procédés narratifs :

1) le commentaire off de scènes en continuité avec l'action qui précède, issu de la remémoration ou de la rédaction de journal par un des protagonistes (page 20).

2) de temps à autre, l'apparition de phylactères révélant les pensées intimes de personnages saisis dans une scène collective, pensées qui sont le plus souvent si éloignées de leur implication apparente dans l'action que cela suscite le sourire ou, au moins, rend les personnages plus humains en mettant en valeur leurs soucis privés au détriment de leur rôle social présumé (pages 25, 47).

Surtout, la diversité des types sociaux mis en scène, ainsi que des mouvements politiques et syndicaux en pleine action apparente ce récit à une sorte de "Comédie Humaine" : anciens combattants lourdement handicapés et réduits à la mendicité (page 21), immigrée italienne épouse d'un humble portier (page 31), rigueur académico-sadique d'un prof de Beaux-Arts (page 37), discussions théoriques d'étudiants sur les modes culturelles de l'époque (page 41), en particulier la "Nouvelle Objectivité" qui se veut une réaction aux outrances de l'expressionnisme (pages 41, 47); intéressant cours sur la perspective pages 105-107; jeune crieur de journaux (page 48), conflit entre les nazis émergents et les communistes (pages 64-68), traque de Juifs par les antisémites (Pages 49 à 51, 145); bourgeoisie nantie (pages 75-76, 130), miséreux voués aux taudis, aux cités ouvrières communautaires ou aux asiles de nuit (pages 78 à 81, 119 à 123, 191 à 193), divers types de journalistes (page 83), Juifs entre particularisme et intégration (page 95); religieuses chantant des cantiques de Noël dans une rue, cantiques promettant un bonheur en cruel contraste avec le décor (page 124); militantisme réducteur des communistes au nom de la Révolution (page 158); policiers plus humains et plus complexes que prévu, en dépit de la difficulté des tâches qui leur sont confiées (pages 166-167); harangue de Goebbels (page 199).

Des évènements authentiques enracinent le récit dans l'Histoire : rappels multiples de la défaite de 1918 et de ses conséquences pour certains personnages (pages 61-64, 68-72), voyage en Amérique du Graf Zeppelin (page 77), souvenir et commémoration des assassinats de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg (pages 87-89), le sanglant 1er mai 1929 (pages 154 et suivantes).

Le langage et les dialogues, tenus et rigoureux, confèrent un aspect de classicisme en harmonie avec la rigueur ambiante. Montrer la misère présente aussi bien chez les nazis que chez les communistes souligne le caractère universaliste et non militant du projet de l'auteur.

Les caractères des personnages, assez bien dessinés, s'ouvrent parfois sur une certaine profondeur : une amie de Marthe qui trahit son homosexualité (page 149), Marthe elle-même qui est la fille d'un officier allemand de 1914-1918, visiblement honni par les soldats qui l'ont connu. Tragédie, et même soupçon d'humour complètent les mérites de cette fresque.
khorsabad
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le 30 oct. 2012

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