Ce tome comprend un récit complet indépendant de tout autre, initialement paru en 1999, sous forme d'une bande dessinée de 49 pages. À la base, il s'agit d'une performance unique d'Alan Moore (réalisée le 18 novembre 1995), récitant un texte de sa composition, accompagné de musique, devant un auditoire. Ayant écouté l'enregistrement sur CD, Eddie Campbell lui a proposé de le transposer en bande dessinée. Ils avaient précédemment travaillé ensemble de 1988 à 1998 pour réaliser From Hell. Campbell est également l'auteur d'une bande dessinée entre autobiographie et autofiction : Alec, l'intégrale (également traduit par Jean-Paul Jennequin).


L'ouvrage commence par un dessin non figuratif en double page, comprenant un poème en prose sur la coiffe de naissance, ainsi que les références de la représentation d'Alan Moore en 1995. La page suivante, la narration prend une forme plus traditionnelle à base de cases, évoquant le décès de la mère d'Alan Moore, et la découverte de la coiffe céphalique (partie de la poche des eaux qui recouvre la tête du fœtus au moment de l'accouchement) de celle-ci dans ses affaires.


La narration met ensuite en scène Alan Moore dans la salle principale de l'Old Country Court à Newcastle-upon-Tyne où il effectue son discours. Il évoque alors l'histoire de cette ville dont le fait qu'elle soit située sur le tracé du Mur d'Adrien. Il est question de l'évolution de la société jusqu'à l'industrialisation, puis l'intervention revient à la coiffe de naissance, à sa symbolique multiple et aux étapes incontournables de la vie d'un homme en Angleterre urbaine, dans la deuxième moitié du vingtième siècle.


Il faut bien reconnaître que cet ouvrage est intimidant. Pour commencer, le texte d'Alan Moore (certainement adapté par endroit, mais dans une mesure qu'il n'est pas possible de déterminer) présente une forme complexe. Il s'agit le plus souvent de poésie en prose sur la base de nombreuses associations d'idées, fonctionnant sur le principe de registre lexical permettant d'altérer le sens général des mots en les employant dans un contexte inhabituel. Le niveau de vocabulaire peut également représenter un défi, même pour un anglophone expérimenté. Ensuite, Eddie Campbell a également recours à un registre graphique étendu, allant de l'esquisse légère à la représentation quasi photographique, en passant par des toiles de maître, ou des photographies retouchées.


Le lecteur plonge donc dans cette narration des plus personnelles, bien content de bénéficier d'une mise en images qui va l'aider à saisir le sens de nombreux propos. Le texte d'Alan Moore semble suivre des méandres discernables par lui seul. Il revient à plusieurs reprises sur l'objet que constitue la coiffe céphalique, pour y trouver à chaque fois de nouveaux sens, en tant que symbole. Ce résidu de la poche amniotique est tour à tour vu comme un morceau des entrailles de la mère, un filet, une carte génétique, un vestige de la matrice, un sac plastique (comme celui dans lequel on peut acheter un poisson rouge), ou même une preuve d'un crime commis par les parents (faire venir au monde un nouvel être humain). À partir de chaque nouvelle interprétation, l'orateur peut alors suivre un nouveau fil conducteur.


À bien y regarder, le lecteur peut quand même déceler la structure du discours. L'auteur commence par un souvenir personnel, celui du décès de sa mère (avec une étrange référence à la puanteur de Lyonesse). Il prend ensuite le soin d'évoquer le lieu où il intervient, évoquant l'évolution de la civilisation avec une très belle image, celle des logos finissant par devenir le motif uniforme de toutes les villes d'Angleterre. À partir de là, il peut constater que l'individu est prisonnier de l'instant présent Il évoque alors l'évolution du jeune adulte, les points de passage obligés de sa vie, communs à tous les jeunes adultes (mâles, parce que le point de vue est celui de l'expérience du narrateur, lui-même de sexe mâle), pour mettre en perspective la nature de la vie d'un individu.


Le lecteur constate qu'Alan Moore évoque aussi bien la rébellion adolescente que les premiers émois amoureux, ou encore la conviction d'être formaté par un système éducatif castrateur. Il faut rentrer dans le moule, et chaque individu doit faire appel à ses capacités d'adaptation pour se conformer dans une société normalisatrice. L'auteur présente chacune de ses expériences comme des points de passages imposés par la société, des rites d'intégration subis et non pas voulus. Moore réduit le cycle circadien à 2 fonctions : on travaille et on dort. Il adopte un ton factuel (s'installer chez soi, regarder la télévision avec sa douce, rentrer dans le train-train du sexe tous les vendredi soirs, se montrer poli avec tout le monde y compris ceux que l'on méprise, etc.), avec une position à la fois résignée et quelque peu condescendante. Il s'en dégage un ton oscillant entre une forme douce de mépris compatissant et une inéluctabilité affectée, flottant dans un léger cynisme, une acrimonie résignée.


Ayant constaté l'impasse d'une telle direction analytique (la mort étant certaine au bout du chemin), Alan Moore choisit alors de rebrousser chemin (à partir de la page 30 de la BD), en remontant le cours de la vie vers la naissance. Il avait déjà utilisé ce point de vue avec une grande efficacité dans l'une de ses histoires courtes écrites pour 2000 AD. L'effet est saisissant, car Moore donne vraiment l'impression que l'écoulement du temps a changé de sens et que l'individu vit sa vie pour aller vers une issue tout aussi inéluctable qu'est le néant préexistant à la naissance. En inversant ainsi la perspective, il plaque les mêmes étapes (perte de l'autonomie, diminution de la compréhension mais ré-enchantement du monde) sur le retour à l'état de nourrisson. Le lecteur se retrouve à réfléchir à ces étapes de la vie, avec un point de vue totalement neuf.


Dans l'introduction, Eddie Campbell explique que lorsqu'il a entendu pour la première le CD de ce spectacle, il a été saisi par l'universalité des moment de vie évoqués par Alan Moore, et par le fait qu'il reflétait si exactement sa propre expérience personnelle. C'est la raison pour laquelle il a souhaité prolonger sa collaboration avec cet artiste hors norme de cette manière. Pour le coup, il était certainement l'homme de la situation du fait de sa proximité artistique avec ce créateur, par le biais de leur longue collaboration sur From Hell. À l'évidence, la transposition d'une performance orale dans un autre média exigeait quelques images pour pouvoir pallier l'absence d'intonations, de gestes, et de l'accompagnement musical.


À l'évidence, l'artiste n'a d'autre possibilité que de se mettre au service du texte, d'accepter d'asservir ses dessins au flux poétique. D'un point de vue technique, il s'agit de dessins en noir & blanc, avec des nuances de gris en fonction des cases. La première double page montre un fond gris parcouru de traînées blanchâtres horizontales, avec des rectangles plus foncés en arrière-plan, et des silhouettes d'hippocampes comme tracées à la craie par-dessus, soit une composition non figurative pour servir de toile de fond à un premier poème en prose. La page suivante comprend 4 cases (sans bordure), des dessins à l'encre, avec des nuances de gris. La page suivante apparaît comme des objets accolés les uns aux autres suivant une lecture de haut en bas, avec incorporation de photographies en noir & blanc (de pièces monnaie), légèrement retouchées.


Ainsi, Eddie Campbell puise dans différentes techniques pour concocter des images à l'appui des mots. Certaines sont particulièrement saisissantes : Alan Moore dans la pénombre avec des peintures aborigènes blanches sur la peau, une photographie d'une grande halle industrielle ou celle d'un open-space, une vue de la chambre du premier appartement de jeune adulte, avec une belle affiche de Magritte (Qu'est-ce que le surréalisme ?), un surprenant tsunami dont la vague va s'écraser sur une petite ville, un facsimilé d'une page du journal de David Copperfield, un facsimilé de la Vague de Katsushika Hokusai, un serpent dessiné à la manière des aborigènes… L'artiste met tout son savoir-faire en jeu pour accompagner le flux de la narration d'Alan Moore.


Eddie Campbell doit également faire face à des choix cornéliens. À quelques rares reprises, le lecteur ne peut pas s'empêcher de remarquer que l'artiste a choisi une image qui représente de manière littérale ce qui dit le texte. À d'autres moments, le lecteur se dit qu'heureusement qu'il y a une image parce que sinon le texte serait tellement hermétique qu'il en deviendrait abscons et qu'il resterait lettre morte. À d'autres moments encore, les images réduisent au contraire l'universalité du propos en devenant trop concrètes. Le dosage est effectivement le fruit d'un tâtonnement, d'expérimentation, de ressenti du passeur qu'est Campbell.


Ce tome est une œuvre exigeante qui nécessite que le lecteur prenne une part active dans la lecture, en s'adaptant à la forme, en se laissant porter par le flux du texte et son cheminement particulier, en acceptant les images évoquées par Alan Moore. Par moment, il se félicite de disposer des images dessinées par Eddie Campbell pour y voir plus clair. À d'autres moments, il regrette qu'elle restreigne les niveaux d'interprétations, et qu'elles lui imposent cette vision concrète de l'Angleterre.


Alan Moore et Eddie Campbell invitent le lecteur à regarder la vie d'un jeune adulte d'un point de vue particulier. Il y a à la fois une forme de pragmatisme condescendant, réduisant les expériences de chaque individu à des dénominateurs communs prosaïques et banals (premier appartement, premier baiser avec la langue), et à la fois une forme de lyrisme accompagnant une dimension spirituelle sans religiosité. En fonction de la sensibilité du lecteur, il peut se lasser d'un texte hermétique aux interprétations hasardeuses et aux images soit trop fonctionnelles, soit pas assez explicites, ou se laisser séduire par un point de vue personnel, porté par un talisman original (la coiffe céphalique) dans une structure à chronologique à rebours, ouvrant des perspectives inédites.

Presence
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le 26 août 2019

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