J'avais sous les yeux le récit du début de l'histoire de l'humanité.

Ce tome fait suite à Dick Hérisson, tome 4 : Le Vampire de la coste (1990) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. La première édition date de 1993. Il a été réédité dans Dick Hérisson - édition intégrale volume 1 qui regroupe les 5 premiers tomes. Il a été réalisé par Didier Savard, pour le scénario, dessins et encrage, avec une mise en couleurs réalisée par Sylvie Escudié. Il compte 56 planches de bande dessinée.


À la gare de Lyon en mars 1933, Dick Hérisson descend de son taxi et se rend au café situé à l'étage du hall dans la gare. Il y retrouve le docteur Nulpart qui l'appelle par son vrai prénom Richard, comme il l'appelait quand il était enfant. Le docteur lui apprend qu'il est malade et qu'il aimerait que Dick s'occupe de sa maison de campagne à Arles. En effet, elle contient un terrible secret : un coffret que son frère, navigateur impénitent, lui confia avant de mourir. Le docteur confie, à Dick Hérisson, la clef de sa maison du quai Saint-Pierre, ainsi qu'une enveloppe contenant ses instructions. Il s'agite soudain en sentant une odeur de poisson pourri. Il est victime d'une attaque cardiaque et passe de vie à trépas dans l'instant. Le lendemain à Arles, Dick Hérisson a retrouvé son mai Jérôme Doutendieu, et ils sont à pied d'œuvre devant la demeure du docteur Nulpart. Ils pénètrent dans la grande maison et voient les meubles sous drap, ainsi que les traces d'humidité sur les murs. Comme précisé dans les indications, ils descendent à la cave envahie par l'eau. Doutendieu s'enfonce dans l'eau jusqu'à la taille. Il récupère le coffret, tout en sentant quelque chose lui frôler la jambe. Ils repartent rapidement en voiture, sans se rendre compte qu'ils ont été observés par une silhouette.


Le soir, chez Jérôme, Dick Hérisson ouvre le coffret : il y trouve le journal de bord de Théotime Nulpar, pilotin à bord du Rosenkreutz, en 1887. Les premières pages sont moisies, mais les suivantes sont intactes. Dans le coffret se trouve également une effigie en bois sculpté, de quelque divinité démoniaque. Dehors un orage éclate, et l'électricité est coupée. Jérôme Doutendieu décide de lire le journal de Théotime Nulpar à la lumière du feu de bois dans la cheminée, les deux amis bien calés dans leur fauteuil. La première entrée indique le 11 mars 1887 : pas d'événement notable depuis que nous avons quitté Bassorah avec notre nouvelle cargaison, quelque vestige archéologique provenant de fouilles en Mésopotamie, franchi le détroit d'Ormuz. Hérisson se lève pour aller prendre un atlas et le consulter. Le journal raconte comment l'équipage du Rosenkreutz franchit le détroit d'Ormuz, et vogue sur l'Océan Indien. Ils font escale à Aden pour décharger les trois quarts de leur fret. Puis le navire s'engage sur la Mer Rouge. Le 27 mars, des pirates ont silencieusement abordé le navire aux premières heures du jour. Sous la menace de leurs antiques pétoires, ils ont rassemblé tout l'équipage sur le pont. Leur chef les a contraints à le conduire dans la cale, bien qu'ils aient tenté de lui expliquer que toutes les marchandises avaient été débarquées à Aden. Dans la cale, il ne restait plus que l'imposante caisse chargée à Bassorah.


En entamant ce cinquième tome, le lecteur sait ce qu'il en attend : une enquête, une touche de surnaturel plus ou moins appuyée, des individus plus ou moins grotesques, et vraisemblablement un hommage littéraire. Il ne faut pas longtemps pour qu'il identifie la source d'inspiration de l'auteur : un navire transportant un artefact maléfique, d'anciennes créatures ayant existé sur Terre avant l'homme, un culte voué à ces grands anciens (en particulier Shub-Ur-Kur) et une odeur de poisson pourri, tout désigne la mythologie développée par Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), en particulier L'appel de Cthulhu (1928). Mais à la fin de sa lecture du journal de bord, Jérôme Doutendieu désigne explicitement Les aventures d'Arthur Gordon Pym (1838) d'Edgar Allan Poe (1809-1849).


Le lecteur attend également de pouvoir prendre son temps pour observer des sites remarquables. Ça commence dès la première page avec une vue générale de la principale salle du Train Bleu, le restaurant gastronomique créé en 1901 au sein de la gare de Lyon, de style néo-baroque et Belle Époque, avec son escalier à double révolution et sa hauteur sous plafond de 8 mètres, sans oublier ses peintures murales. Ça continue avec la maçonnerie de la cave du docteur Nulpart, avec le manteau de cheminée en pierre du salon de Doutendieu, la représentation du navire sur lequel se trouve le pilotin Théotime Nulpar, la silhouette de la basilique Notre-Dame de la Garde, les balcons du théâtre de l'Alcazar à Marseille. S'il n'est pas encore rassasié, le lecteur bénéficie encore d'une séquence de 6 pages se déroulant dans le Tunnel du Rove, un tunnel-canal maritime percé sous la chaîne de l'Estaque, qui fait communiquer le nord de la rade de Marseille avec l'étang de Berre. L'artiste ne s'investit pas uniquement pour représenter ces environnements dans le détail, il s'investit tout autant pour les autres endroits à chaque case, montrant un goût affirmé pour les façades (par exemple planche 23, à proximité du muséum), ou les ruelles de Marseille.


Pour ce cinquième tome, Didier Savard dispose d'une pagination étendue, étant passé de 46 planches à 56 planches. Cela lui permet de plus développer la mythologie du récit, avec les 8 pages du journal de bord du Rosenkreutz, les 2 pages consacrées au peuple antédiluvien qui dominait la Terre et qui adorait Shub-Ur-Kur. Cela le conduit également à découper son récit en 2 chapitres : (1) Le testament du docteur Nulpart, (2) Celui qui dort sous les eaux. En cours de route, le lecteur relève également un ou deux autres clins d'œil : Jérôme Doutendieu qui revêt un scaphandre pour une descente en profondeur qui rappelle celle de Tintin dans Le Trésor de Rackham le Rouge, une partie de cartes dans un troquet de Marseille rappelant celle de Marius (1929) de Marcel Pagnol, une boutique d'antiquaire très encombrée, avec une réplique miniature de bateau dans une bouteille évoquant un autre album de Tintin. À chaque fois, ces références sont parfaitement intégrées à la narration, et le lecteur qui ne les connaît pas ne perd pas pied dans l'intrigue. Celle-ci repose sur la résurgence du culte voué à Shub-Ur-Kur, ainsi que sur la récupération du mystérieux vestige archéologique. L'amateur de créatures fantastiques et de culte maléfique est en terrain connu et apprécie la capacité du dessinateur à donner une forme bizarre et inquiétante à cette divinité d'une autre ère, entre trilobite et limule. L'ambiance de la cave humide et à moitié inondée par l'eau est moisie à souhait, la lecture au coin du feu est à la fois confortable et inquiétante. Le temple immense dressé pour le culte à Shub-Ur-Kur évoque les pyramides aztèques et leurs sacrifices humains. L'intérieur du Tunnel du Rove constitue un environnement fermé, propre à générer une sensation de claustrophobie du fait de l'absence d'échappatoire.


Pour ses personnages, Didier Savard a trouvé le juste équilibre entre la ligne claire et les exagérations de Jacques Tardi. Dick Hérisson et Jérôme Doutendieu sont montrés comme deux individus d'une trentaine d'années, (Jérôme étant peut-être plus jeune que Dick, dynamiques et élancés. Les marins du Rosenkreutz sont affligés d'une trogne qui laisse supposer qu'ils ne sont pas très futés, enfermés dans des croyances où les superstitions ont la part belle. La barbe du docteur Grottendiche impressionne par sa longueur et sa forme en trapèze. Les adorateurs de Shub-Ur-Kur valent le déplacement. Savard a pris la peine d'introduire un personnage féminin, Alice Berg, sympathique et qui ne fait pas que de la figuration, mais qui n'échappe pas au rôle de demoiselle en danger, élégante, sans être sexualisée. Son mode de représentation des personnages lui permet de très bien réussir les expressions d'effroi ou de grotesque. Le lecteur se souviendra longtemps de la tête de l'antiquaire noyé dans son aquarium au sous-sol, ou de l'apparence parodique d'Ange-Gabriel Bellaparte.


En se lançant dans cet ouvrage, le lecteur pénètre dans une solide reconstitution des différents environnements, dans une intrigue qui se nourrit d'un pan de littérature du dix-neuvième siècle et de sa descendance du début du vingtième siècle, ainsi que d'autres éléments culturels du vingtième siècle. Didier Savard n'a rien perdu de sa capacité à raconter une aventure l'enquête progresse régulièrement avec des éléments variés, comme un journal de pilotin, un cambriolage nocturne, une visite dans une basilique, une plongée sous-marine, un incendie, un dîner à haut risque avec un responsable du crime organisé, et encore une visite dans un campement de vagabonds dans une région sauvage. La narration est ainsi faite qu'il est possible de lire ces péripéties au premier degré, comme d'y voir un exercice postmoderne très réussi où l'auteur sait mettre à profit des éléments culturels identifiés, avec quelques touches d'humour, aboutissant à un récit très savoureux. Il peut aussi se voir comme un commentaire sur le genre littéraire de l'aventure, à la fois du point de vue de la forme (journal de bord, évocation de mythes oubliés, action spectaculaire) que sur le fond (événements passés dont il est difficile d'établir l'authenticité, mythe généré par une époque avec ses spécificités socioculturelles, exotisme d'endroits inconnus).


Avec ce cinquième tome, Didier Savard progresse encore dans sa narration. Il sait mettre à profit aussi bien des mythes que la dimension touristique des environnements parcourus par ses personnages. Le lecteur prend autant de plaisir à suivre le déroulement de l'enquête, qu'à découvrir des endroits pittoresques, à croiser des individus singuliers et à observer des pratiques grotesques, entre horreur et humour.

Presence
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le 7 mars 2020

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