Ce tome constitue une suite de la trilogie Danthrakon T01 Grimoire glouton (2019), Danthrakon T02 Lyreleï la fantasque (2020), Danthrakon T03 Le marmiton bienheureux (2020), consacrée à Lerëh & Nuwan, qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant pour saisir toutes les aspects de la présente histoire. Sa première parution date de 2022. Il a été réalisé par Christophe Arleston & Olivier Gay pour le scénario, par Olivier Boiscommun pour les dessins, et par Claude Guth pour la mise en couleurs. Il compte cinquante pages de bande dessinée.
Karyelle, un joli nom pour une cité perchée sur un pic montagneux. Pourtant, la ville est surnommée Carie-du-Ciel, en raison des réseaux de grottes, de tunnels et d’habitations troglodytes qui abritent les moins favorisés. Son opéra en plein air jouit depuis toujours d’une formidable réputation. Parmi les habitués, le merveilleux baron Sigle-Hume, et l’archimage Modrevol. En ce moment la cantatrice Ptolomelle est en train de donner un récital, accompagnée de sa sœur Meliandre à la harpe, chantant : Ah, amour contrarié, ah, ironie cruelle, qui pour donc aimer la pauvre Ptolomelle. Les spectateurs sont enchantés, près à aimer la pauvre Ptolomelle. Le baron la trouve boul-ver-si-fiante, et il demande à l’archimage comment elle s’appelle. Ce à quoi son interlocuteur répond que s’il en croit les paroles, elle se prénomme Ptolomelle. Sigle-Hume demande alors à Modrevol d’inviter la soprano à sa réception ce soir.
Après le récital, les deux sœurs se retrouvent dans leur chambre, les petits oiseaux blancs voletant gracieusement autour de la cantatrice, et la harpiste s’entraînant sur son instrument. Meliandre énonce à haute voix son constat : le public adore sa sœur car elle a plus qu’une voix magnifique, elle sait les faire vibrer. Alors qu’elle a beau jouer à la perfection, elle ne les touche pas, c’est comme si elle était transparente. Son tempo était excellent, ses notes impeccables. Alors que Ptolomelle a accroché son contre-ut et personne n’a entendu. Sa sœur confirme qu’ils préfèrent la passion partie du cœur, au par cœur de la partition. On toque à la porte : un laquais vient apporter un message de son maître l’archimage Modrevol. Il l’énonce : La belle Ptolomelle et sa sœur sont cordialement invitées à la réception qu’il donne ce soir en son manoir. Postscriptum : elle doit veiller à ce que ses oiseaux se soient soulagés avant. Meliandre comprend que cette dernière partie est un ajout du laquais, ce qu’il confirme, c’est son métier. La cantatrice répond qu’elle vient, la harpiste décline l’invitation car elle a du solfège à réviser. Le laquais sort, un autre individu fait son entrée : Brusus. Ptolomelle fait sortir sa sœur en prétextant qu’il s’agit d’un admirateur. Dès qu’elle est sortie, le visiteur change d’attitude : il malmène la soprano et l’informe que le chef a fait enlever ses parents. Ce soir, pendant la réception, elle devra laisser une fenêtre ouverte pour qu’ils puissent y réaliser un cambriolage. Les soirées de l’archimage sur le rocher sont toujours un succès. Le tout-Carie-du-Ciel se bat pour pouvoir y assister.
Le texte de la quatrième de couverture précise qu’il s’agit d’une histoire complète en un tome. Celui-ci commence par un texte introductif de deux pages expliquant l’origine du Danthrakon telle que le lecteur a pu la découvrir dans l’histoire de Lerëh et Nuwan. Il précise également que La seule certitude à son sujet est qu’il est sensible à la beauté, à l’art. en présence d’un ou d’une virtuose, il exulte et se laisse aller à sa vraie nature, […] c’est son histoire, et les étonnantes aventures survenues à ceux qui l’ont eu entre les mains, qui sont racontées ici… Le lecteur est fort aise de retrouver les créateurs du récit initial. Il se dit que Arleston a souhaité travailler avec un coscénariste vraisemblablement par manque de temps. Il est tout aussi rassuré de voir le retour du coloriste initial, s’il a trouvé un peu en deçà, la prestation de sa remplaçante dans le tome trois. De fait, le lecteur retrouve la palette de couleurs vives et chaudes, très agréables à l’œil. Le soin méticuleux apporté à suivre chaque forme détourée, aussi fine soit-elle, la capacité à habiller les fonds de case vides avec des camaïeux à base de dégradés consistants, les effets spéciaux efficaces et à bon escient, par exemple les notes de musique pour les mélopées chantées. Son travail complémente les dessins avec une pertinence telle que le lecteur éprouve la sensation que les couleurs auraient pu être posées par l’artiste lui-même.
De la même manière, l’artiste donne l’impression d’avoir bénéficié du temps nécessaire pour peaufiner chaque page. Le lecteur commence par se délecter de cette magnifique couverture avec ce ciel aux superbes dégradés, les deux sœurs en train de se produire pour le Danthrakon, et les petits oiseaux blancs entre colombe et moineau, ceux-là même qui suivent Ptolomelle partout, entre poésie visuelle et gag, avec derrière cette cité troglodyte fantastique qui évoque par certains aspects celle de Kompiam, elle aussi construite à flanc de montagne, mais un peu moins abrupte. La première page du récit offre une autre vue de cette cité remarquable, en particulier de sa grande scène en surplomb avec ses colonnes et ses gradins. Par la suite, le lecteur prend le temps d’admirer la vue du ciel de la propriété de l’archimage, plusieurs pièces de sa demeure comme la salle aux miroirs déformants, le zoo personnel, et bien sûr l‘immense bibliothèque où repose le précieux volume du Danthrakon, puis les fragiles passerelles en bois pour relier différents points de la cité, les passages dans les cavernes (un vrai labyrinthe menant au royaume secret des voleurs), la balancelle au-dessus du vide, et une dernière vision de Karyelle cette fois-ci en direction de la mer.
Olivier Boiscommun est tout aussi en forme, en verve même pour les personnages, qu’il s’agisse d’anonymes dans la foule (par exemple les spectateurs applaudissant au récital de Ptolomelle), ou des premiers et des seconds rôles. La soprano dispose d’une superbe silhouette élancée, d’un joli minois expressif, que ce soit quand elle fait œuvre de séduction, quand elle est sous l’emprise de la boisson, de la peur, ou sous le coup d’une décision irrévocable. Le physique de Méliandre s’avère très similaire à celui de sa sœur, mais son langage corporel diffère montrant qu’elle est aussi introspective que sa sœur peut être expansive. Difficile de résister à son désappointement quand elle tente de se faire consoler en se serrant contre un beau garde : elle s’adresse à lui en lui demandant de ne rien dire, de la serrer contre lui, car il paraît que ça aide en cas de souffrance intérieure. Bon. Constat : en réalité, c’est assez inconfortable. Arnulf, le jeune garde, fait montre d’une certaine assurance avec une touche raisonnable de virilité, tout en se montrant parfois un peu boudeur quand une personne de plus se moque encore de sa coiffure, ou quand il est dépassé par les initiatives de l’une ou l’autre sœur. Le lecteur finit même par compatir avec Brusus, l’homme de main qui bouscule et fait chanter Ptolomelle, car il se retrouve lui aussi dépassé plus souvent qu’à son tour avec un air désemparé très parlant sur son visage et dans sa posture corporelle. Chaque personnage dispose de sa tenue vestimentaire spécifique avec de nombreux détails, en phase avec sa personnalité et sa position sociale.
Le dessinateur est tout aussi en verve pour les scènes d’action que ce soit la tentative pour récupérer le Danthrakon qui s’est envolé dans la bibliothèque, l’équipe de ménage qui constate les dégâts après la réception chez l’archimage, Ptolomelle en train d’utiliser son pouvoir vocal, l’inondation dans les passages troglodytes, ou encore le combat aérien final. Les coscénaristes semblent avoir pris grand plaisir à imaginer cette aventure, et ils savent le communiquer au lecteur. Difficile de résister à l’exubérance de la cantatrice, à la résignation de Méliandre au fait d’être émotionnellement handicapée, ou encore à la bravoure contrariée du garde Arnulf. Ils concoctent également des réparties qui font mouche, à base d’ironie et cynisme de bon aloi (qui ne semble ni artificiel, ni forcé). Ils ont le sens de la formule, par exemple : ils préfèrent la passion partie du cœur, au par cœur de la partition. De la moquerie, avec par exemple une caricature de critique d’art : Magnifique tableau ! Quelle œuvre ! Et cette tache ! Un éclair de génie qui vient transcender comme un cri primal la vision transréelle de la multiplicité des émotions opaques d’une société hermétique à ses sens. Bouleversant, tripal. Ou encore un retour au principe de réalité, par exemple : Même les plus terribles des nuits finissent par laisser place au jour. Qui n’est pas toujours mieux, d’ailleurs. Ils n’en oublient pas leur intrigue pour autant : le Danthrakon donnant des pouvoirs à Ptolomelle, un chantage avec l’enlèvement des parents, une introspection sur l’atrophie émotionnelle de Méliandre, et une histoire d’amour un peu contrariée dans laquelle l’homme n'a pas l’initiative.
Après une histoire en trois tomes, les auteurs ont opté pour des histoires complètes en un tome, avec l’adjonction d’un coscénariste. Le lecteur se rend compte qu’il en a pour son argent. Le dessinateur a retrouvé son niveau optimal, créant de magnifiques paysages, des personnages attachants, amusants, avec une réelle épaisseur, des scènes d’action bien mises en scène, une narration visuelle pleine d’entrain, où le plaisir de l’artiste se transmet au lecteur, avec une mise en couleurs sophistiquée et en phase. Les coscénaristes racontent une histoire avec une intrigue bien ficelée, des personnages bien développés, le sens du merveilleux, et une verve combinant humour sous différentes formes (Quoi ? Qu’est-ce qu’elle la coiffure d’Arnulf ?), et des personnages avec un caractère propre. Chouette, il y a un deuxième tome de cette série Les maléfices du Danthrakon, par les mêmes auteurs.