Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. La première publication de l’album date de 2023. Il a été réalisé par Geoffrey Le Guilcher & Camille Royer pour le scénario et par cette dernière pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-quarante-quatre pages de bande dessinée. Le tome se termine avec une postface de deux pages, rédigée par Frédéric Jiguet (ornithologue et biologiste de la conservation, professeur au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, directeur adjoint du Centre de recherches sur la biologie des populations d’oiseaux), deux pages de tweets avec photographie sur les corneilles du Jardin des Plantes, une carte des territoires des corneilles du Jardin des Plantes, une modélisation de la vision des oiseaux, la pesée d’une corneille par F. Jiguet, une bibliographie et une liste de travaux scientifiques, sur le sujet.
Ce jour-là, le 1er décembre 2017, si on lui avait prédit qu’elle ferait une rencontre du troisième type, Marie-Lan aurait probablement parié sur un énième gamer bizarre. En tout cas, pas sur un animal sauvage… Quand, comme elle, on joue à Pokémon GO, il n’y a qu’une vraie difficulté : réunir six ou sept joueurs dans une rue ou un square. Après ça, son Pokémon légendaire, on est sûre de le capturer. En fait, c’est un peu un jeu pour vieux, mais il faut être discipliné. Elle, elle aime bien, ça permet de passer du temps dehors et de rencontrer des gens. Elle rencontre un groupe de joueurs au coin d’une rue et ils attrapent des Pokémons. À la fin, elle échange quelques mots avec Frédéric Jiguet qui indique qu’il va baguer des corneilles. Il accepte qu’elle l’accompagne. Chemin faisant, elle se présente : Marie-Lan, scripte pour des grosses entreprises. En gros, elle rédige des compte-rendus de réunions plus ou moins confidentielles. C’est bien payé, et ça lui laisse pas mal de temps libre. Et lui, pourquoi il bague les corneilles ?
Frédéric Giguet se présente à son tour : il est professeur au Muséum d’histoire naturelle. Depuis 2015, la mairie de Paris l’a chargé de surveiller les populations de corneilles vivant à Paris. Les corneilles se sont installées en masse dans les parcs et cimetières parisiens à cause de l’instauration du plan Vigipirate en 1997. Le rapport se trouve dans les poubelles et leurs sacs transparents. Les corneilles repèrent la nourriture puis percent le sac. L’autre problème, c’est qu’il y a eu des attaques de corneilles sur des passants. La mairie l’a questionné sur ce qu’on pouvait faire pour régler la question, sans les tuer. Chemin faisant, ils sont arrivés au Muséum d’histoire naturelle, et ils se rendent dans le bureau du professeur. Il continue : il les attrape et il les bague depuis deux ans afin de comprendre leurs comportements. En vérité, l’important pour réguler une population animale, c’est de commencer par l’accès aux ressources alimentaires. Pour trouver des solutions, ils font des tests au Jardin des Plantes. Il lui propose de le suivre pour s’y rendre.
Tout commence avec une partie de Pokémon Go, une rencontre, la présentation sommaire de Marie-Lan et de Frédéric, le premier contact avec une corneille quand elle en tient une dans ses mains pour que Frédéric puisse la baguer, une vidéo d’un test en huit étapes passé haut la main (ou l’aile) par une corneille, et le constat que Marie-Lan avait initié la première version de l’article Corneille sur Wikipedia. Après ces dix-huit pages d’introduction, le lecteur découvre six chapitres. Chacun commence avec un extrait de la fable d’Ésope : la corneille et la cruche, le dernier avec la morale de la fable. Sur son site, la bédéiste indique que son travail se caractérise par son dessin au crayon, au pastel, des matériaux rugueux et brumeux pour un dessin énergique, pur. De fait, elle opte pour une simplification des formes, que ce soit pour les êtres humains ou les décors, apportant parfois une sensation de naïveté, ne permettant pas toujours de déterminer l’âge d’une personne en la regardant, des perspectives tout en diagonale, une absence de texture de certains revêtements en particulier les chaussées et les allées, une narration visuelle douce et tout public avec une apparence, en surface, de livre pour enfant. Cette apparence peut déconcerter le lecteur dans un premier temps qui assimile alors la narration à celle d’un conte.
En fait, ce récit ne relève pas du tout du conte, mais de l’histoire personnelle de Marie-Lan une jeune adulte qui en vient à se passionner pour les corneilles après une rencontre fortuite avec un spécialiste qui lui propose de l’accompagner pour en découvrir plus. L’histoire est donc celle de la découverte personnelle de cette jeune femme : prendre des photographies de corneilles dans les parcs et cimetières parisiens, parfois en banlieue, nourrir des corneilles dans le Jardin des Plantes, se renseigner sur ce jardin et le Muséum d’histoire naturelle, en apprendre plus sur les corvidés et leur vision en trétrachromie, découvrir l’existence de territoire pour les corneilles, et en dresser la carte de celle du Jardin des Plantes, s’intéresser aux transmissions satellite de la bague des corneilles, à leur migration, à la chasse aux corneilles, aux solutions alternatives à cette chasse, à l’intelligence des corneilles, à leur langage, à la coévolution entre elles et les êtres humains et à leur place dans la mythologie. Le récit apporte de nombreuses informations scientifiques et biologiques, tout en les présentant sous forme de vulgarisation, et en citant les ouvrages de référence. De fait cette dimension du récit prend le pas sur la vie de Marie-Lan à la fin du premier tiers. Le lecteur constate que l’artiste adapte sa représentation à cette approche scientifique : facsimilé d’une page wikipedia, dessins organisés en double planche pour montrer une corneille résolvant le test le plus complexe de l’intelligence animale en huit étapes, plan masse du Jardin des Plantes, facsimilé de la vision de la corneille en tétrachromie, vue du ciel des bâtiments du Muséum d’histoire naturelle, vue générale d’un satellite de télécommunication dans l’espace, et bien sûr le comportement des corneilles, leurs postures, leurs mouvements.
Le lecteur suit la progression de Marie-Lan dans sa passion et se rend compte qu’il se retrouve captivé à son tour. Comme elle, il peut observer que ces oiseaux noirs ont surpassé les grands singes dans plusieurs tests au point d’être désormais d’être considérés par nombre de scientifiques comme les animaux les plus intelligents après les êtres humains. Les corvidés chantent leurs morts, se projettent dans l’avenir, ou encore fabriquent des outils. Arrivé dans la dernière partie, il découvre l’ampleur de la présence des corvidés dans les mythologies humaines : psychopompe, peinture rupestre dans la grotte de Lascaux, Vikings, Celtes d’Irlande, Inuit, cosmogonie dans une légende du peuple Tsimshian, les corbeaux d’Odin (Huginn et Muninn), Apollon, Athéna, l’arche de Noé, les traditions païennes. Ce récit ne se confine pas à un registre encyclopédique ou scientifique. Dans le premier chapitre, les auteurs en disent plus sur Marie-Lan Lay : son enfance dans un petit village situé à trente bornes de Beauvais (Oudeuil) où il était compliqué d’avoir un père d’origine vietnamienne et une mère limousine dans un bled où il y a plus de vaches que d’habitants. Les dessins sont alors renforcés par la mise en couleurs, ce qui aboutit à un très beau portrait de vache dans son pâturage.
Dans le chapitre quatre, les auteurs effectuent la présentation de Frédéric Jiguet : petit dévorant déjà les livres de sa maman professeure de biologie, crapahutant, dans les champs et dans les alpages avec un oncle chasseur passionné par la nature, puis ayant écrit une quinzaine de livres qui font référence, dont une majorité sur les oiseaux, professeur rattaché au Muséum d’histoire naturelle, en charge du programme d’étude sur les corneilles parisiennes. Les personnes qui travaillent à accroître la connaissance sur les corneilles deviennent alors incarnés, des individus autonomes ainsi que des scientifiques de haut niveau. La narration visuelle prend le temps de les faire exister, que ce soit dans des scènes de leur vie personnelle, ou en train d’observer et d’étudier les corneilles, avec régulièrement des pages muettes. Au bout de quelques pages, le lecteur s’adapte à cet entrelacement de connaissances et de démarches personnelles, de science et de passion, grâce à des dessins qui montrent avec plus de précisions que les apparences ne le laissent croire, et une douceur qui concrétise le respect que portent les auteurs sur leurs sujets. De la page cent-vingt-sept à la page cent-quarante-et-un, le récit passe en mode transmission d’informations et de savoir, laissant à penser que les auteurs ont fait une croix sur la dimension personnelle. Il n’en est rien car les cinq pages suivantes reviennent à Marie-Lan et explicitent le titre de Femme Corneille.
Une couverture énigmatique qui laisse à penser qu’il s’agit d’un conte avec une narration visuelle tout public, sur une femme faisant montre de capacités de corneille, partagée entre un monde végétal et un monde fantastique violet. L’introduction cadre la nature du récit : une enquête, comme l’indique le sous-titre, sur les corvidés, auprès d’un spécialiste rencontré grâce à Pokémon Go. Scénaristes et dessinatrice parviennent à rendre aussi intéressant les informations sur les corneilles que la démarche personnelle de Marie-Lan et Frédéric Jiguet, fascinés par ces oiseaux. Une lecture étonnante.