Ce tome fait suite à Les tranchées d'Ypres. Il contient 29 épisodes de 3 pages, parus hebdomadairement dans le magazine anglais "Battle" dans la première moitié des années 1980. Le scénario est de Pat Mills, les dessins et l'encrage de Joe Colquhoun. Ce tome contient 4 pages qui apportent des précisions historiques sur le travail de sape dans les tranchées. Suit 1 page de résumé des tomes précédents. Il se termine avec 4 pages de commentaires de Pat Mills sur les épisodes du tome.


La troupe du Lieutenant Snell est affectée au creusement d'un tunnel à Messines pour implanter des explosifs sous un fort allemand. Le travail est pénible, le maniement de la pelle se fait allongé sur le dos sur des planches, avec un système permettant d'utiliser ses pieds pour creuser. Le risque majeur de ce travail de sape est qu'un boyau de contre-sape débouche sur celui où les soldats anglais sont en train de travailler, mais il y a aussi les risques d'éboulement et d'infiltration d'eau, sans parler de la nature des sols plus ou moins bien connue. Charley travaille en équipe avec Budgie Brown, un objecteur de conscience. Wilf Bourne (le petit frère de Charley) s'est engagé et a rejoint le front. Après l'explosion des mines, les soldats doivent donner l'assaut aux troupes allemandes, l'une des offensives de la bataille de Passchendaele (aussi appelée troisième bataille d'Ypres). Après cette boucherie, la compagnie de Bourne est envoyée à Étaples en camp d'instruction. C'est l'occasion de rencontrer des déserteurs, de contempler un hôpital militaire de campagne, et de prendre la mesure de l'autorité de la hiérarchie militaire.


Dans le commentaire de fin de volume, Mills évoque une remarque d'un lecteur récent trouvant que certaines scènes auraient mérité d'être développées sur plus de cases. Mils souligne que ces bandes dessinées ont été produites à une autre époque et qu'il avait fait le choix conscient et intentionnel de densifier la narration. Effectivement ce tome se lit d'une traite, sans l'effet de morcellement en petite unité qui restait présent dans les tomes précédents. L'introduction fournit le contexte qui permet de comprendre les enjeux du travail de sape, et d'apprécier le niveau d'authenticité des actions de Charley. Joe Colquhoun inclut 2 ou 3 schémas assez frustes mais remplissant leur fonction explicative sur le principe d'avancée de la mine, sur les différentes strates géologiques, et sur les risques générés par la contre-sape. Est-ce qu'il disposait de plus de temps pour dessiner (3 pages par semaines), ou de meilleurs documents de référence ? Toujours est-il que Colquhoun réalise des dessins qui placent le lecteur au milieu de ces soldats, dans leur vie quotidienne, que ce soit les dortoirs encombrés du matériel de terrassement (à commencer par les pelles), ou les tunnels avec cette pelle maniée avec le pied, les étais, la pauvre lumière, l'exigüité des tunnels lors des affrontements au pistolet et à la pelle. Même la scène d'inondation d'un tunnel avec des soldats piégés dispose d'une ambiance unique, malgré cette situation stéréotypée. L'implication de Colquhoun marie la qualité d'un bon reportage, avec une implication émotionnelle pour ces individus dont la normalité facilite la projection du lecteur.


Rien que cette partie mérite 5 étoiles pour son amalgame harmonieux de reconstitution historique, d'action réaliste, et de mise en scène d'êtres humains normaux, sans pathos exagéré. Mais à peine ce travail de sape achevé, Mills et Colquhoun passent à la phase d'après tout aussi intense, tout aussi atroce dans son horreur : la troisième bataille d'Ypres. Alors que le lecteur s'attend à retrouver les scènes habituelles de sorties de tranchées pour s'aventurer dans le no man's land séparant les 2 camps, afin de charger l'ennemi, il accompagne les soldats dans une offensive de grande ampleur, pour un carnage insoupçonnable. À nouveau Mills et Colquhoun intègrent des éléments historiques de la vie des tommies en faisant ressortir l'inanité de leur situation. Alors même que le lecteur a bien conscience des dispositifs utilisés par l'un et l'autre artiste pour atteindre leur objectif, alors même que l'une des rares bulles de pensée du tome surgit inopinément à un moment dramatique qui n'en a pas besoin, le lecteur prend conscience que depuis quelques pages il n'est plus en train de lire une bande dessinée, mais il est sur le champ de bataille avec son barda trop lourd, ses camarades, sous la mitraille, à la merci d'une balle tirée au hasard. Mills et Colquhoun ont fait décoller leur récit et l'ont amené à un niveau où chaque case est autant une évidence, qu'un moment horrible. Le lecteur a pleinement conscience de l'état d'esprit des soldats sans avoir besoin qu'on lui rappelle, il a sous les yeux les contraintes matérielles avec lesquelles ils doivent composer. Simplement en regardant ce pauvre soldat empêtré dans les barbelés, il peut saisir les éléments implicites : la détresse du soldat immobilisé au beau milieu du champ de bataille, et la détresse de ses compagnons tiraillés entre leur propre survie incertaine, et l'impulsion les poussant à aller l'aider. La case du dessous passe à un affrontement face à face, très physique entre anglais et allemand, une mêlée chaotique et primale, sans rapport aucun avec le mérite ou l'honneur. Mills et Colquhoun exposent l'ordinaire de ces combats. Ce n'est pas l'Art de la guerre, ce n'est pas la gloire et la valeur du combattant. C'est la mort arbitraire d'êtres humains s'entretuant pour survivre, tuant d'autres êtres humains qu'ils ne connaissent pas. Ils mettent à nu la réalité : tuer l'autre que je ne connais pas pour peut-être assurer ma survie.


Après cette révélation rendue évidente par l'habilité de ces 2 créateurs, le lecteur a droit au coup du lapin avec des soldats anglais englués dans la boue sans espoir de s'en dépêtrer, et la police militaire passant à coté en obligeant les autres soldats à aller au front, sans perdre de temps à venir au secours de leurs camarades. Après cette bataille encore plus atroce que les précédentes, la compagnie de Charley est envoyée à Étaples, pour une remise à niveau de leurs connaissances, une sorte de formation continue. Mills et Colquhoun renouvellent leur exploit de raconter une autre facette de cette guerre, de maintenir la personnalité attachante de leurs personnages, et de plonger dans de nouvelles horreurs, allant des conditions de préparation de la nourriture, au peloton d'exécution. À nouveau, ils montrent comment la vie des individus est aménagée par une organisation (les objectifs fixés par les politiques et les généraux, le règlement, la logistique sujette au ravitaillement, etc.). Cette partie sert de prologue à une mutinerie racontée dans le tome suivant. Les 2 créateurs par le biais du scénario et des dessins font apparaître le mode de fonctionnement du camp d'entraînement, ainsi que les principes sous-jacents qui régissent cette forme de société. Sans exposé démonstratif, sans leçon pataude, le lecteur voit émerger sous ses yeux la chaîne de commandement et ce qui lui permet de fonctionner, ainsi que ses limites. Il contemple la fragilité de cette société, suspendue au rapport de force entre hiérarchie et soldat, simplement en regardant Charley et ses compagnons vivre au quotidien. Les dessins apportent autant d'information sur ce sujet conceptuel que les dialogues. Pat Mills a fini par mettre la pédale douce sur la lutte des classes, et le récit n'en devient que plus crédible et nuancé dans son propos. Voilà l'organisation et la forme d'une société dont l'objectif est de gagner une guerre, mais dont les moyens induisent la mort de nombreux individus. Une explication magistrale et magnifique.


Avec ce tome, Pat Mills et Joe Colquhoun passent au niveau supérieur en densifiant leur récit, en réalisant des dessins plus évocateurs et plus parlants. Le résultat est une mise à nu des principes actifs de cette société militaire, et de l'humanité des individus vivant dans ces conditions. Ils subliment le paradoxe de ces combattants tuant pour vivre, et de ces individus que la société de l'époque a placé là. Au-delà de cette évocation historique passionnante, ils parlent de l'être humain dans toute sa complexité, de la société dans tout ce qu'elle a d'aliénant et d'indispensable. Attention, ce tome est d'une intensité rare, et les moments de décompression sont peu nombreux (Oiley prenant le soleil sur une plage, les soldats soufflant sur les ailes d'un pigeon voyageur). Indispensable & exceptionnel.

Presence
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 17 juil. 2019

Critique lue 36 fois

1 j'aime

Presence

Écrit par

Critique lue 36 fois

1

Du même critique

La Nuit
Presence
9

Viscéral, expérience de lecture totale

Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, initialement publiée en 1976, après une sérialisation dans le mensuel Rock & Folk. Elle a été entièrement réalisée par Philippe Druillet, scénario,...

le 9 févr. 2019

10 j'aime