Loin de ses escapades exotiques, Achille Talon reste en France, près d'un littoral pollué (planches 1 et 25) propice à une spectaculaire sortie de route (planche 23). L'argument du scénario, évitant les pagnes en peau de panthère et les pétoires mexicaines, sollicite à nouveau le petit docteur Fo-Pli ( voir "Le Grain de la Folie") en tant que savant distingué. On n'est pas dans le thème du savant fou, car Fo-Pli reste inaltérablement intelligent, positif, et d'une politesse orientale fleurie de tous les euphémismes propres à valoriser l'interlocuteur.
Donc, Fo-Pli joue un peu le rôle de Tournesol dans l' "Affaire Tournesol" (en tant qu'inventeur d'une machine intéressante pour des gens sans scrupule, comme le vilain Pugnan-Lodyeu), et aussi un peu celui d'Hippolyte Calys ("L'Etoile Mystérieuse"), car son invention est tirée d'un aérolithe crashé sur notre planète. Encore une fois, la proximité entre Greg et Hergé se doit d'être soulignée.
Le récit, de haute fantaisie, comprend toutefois quelques traits spécifiques qu'il n'est pas indifférent de souligner : le bidouble anti-G est bien doublement double : d'une part, il réplique tous objets et individus en les réduisant de manière à ne conserver que la quantité totale de matière d'origine; d'autre part, il a un effet anti-gravité sur les personnages qui s'en approchent, et cela ne va pas sans rappeler le célèbre G.A.G. du "Prisonnier du Bouddha" (Spirou), qui faisait déjà rêver par ses capacités anti-gravité. Ou encore, "Les Grosses Têtes" (série "Babiole et Zou"). Quant à la duplication, on peut la retrouver dans "Achille Talon et le Mystère de l'Homme à Deux Têtes".
Les héros et les vilains, connaissant mal à l'avance les propriétés de ce matériau, s'imaginent tour à tour irradiés Lefuneste fait un sort à sa double casquette (planche 17), nabotisés à vie, polycopiés sans retour, tandis que d'autres, moins précautionneux, expérimentent la duplication sur des billets de banque qui, dupliqués, s'étrécissent rapidement en timbres-postes...
Greg multiplie étonnamment ses prises de distance critique vis-à-vis du récit qui, du coup, perd de sa crédibilité (déjà faible au départ) : il nous insère un peu partout un personnage, Prosper Equassion, chef-comptable de la maison d'édition des albums d'Achille Talon, qui n'en rate pas une pour faire de la pub pour les albums d'Achille Talon déjà parus, et dont le nombre augmente d'un à chaque fois. Marrant la première fois, mais pas logique : ce personnage semble être introduit la première fois de l'initiative de Greg lui-même - et dans son propre intérêt ! -, puis il semble que ce soit Greg lui-même qui, lassé de son obstination, l'éjecte de manière contondante. Répétitif et moyennement utile. Et, à plusieurs reprises, ce sont les personnages eux-mêmes qui évoquent explicitement les codes et conventions de la bande dessinée pour souligner que l'action s'y conforme ou pas (planche 19). Soulignons que l'on trouve des allusions à des critiques portées contre les "grandes" aventures d'Achille Talon : "on mélange les genres, Talon est fait pour les petits gags et pas les grandes bagarres" (Lefuneste, planche 19). Allusion au critique Claude Moliterni planche 30. Reproche fondé sur la tendance récurrente de Greg à mal dissocier le tragique et le comique dans ses séries. Autres conventions de la BD constatées par les personnages : planches 21, 26, 31, 42. De même, le désir de sacrifier aux fins "morales" (pas de morts, même chez les vilains) fait l'objet d'un exposé magistral planche 46.
Dans l'intrigue elle-même, l'humour est exploité de mille façons : l'inertie d'Achille, qui ne s'aperçoit pas qu'il est illogique que les personnages flottent en l'air (planches 2 et 3); le langage châtié et orné de Fo-Pli; les métaphores loufoques d'Achille Talon (planche 6).; les dialogues polis et sinueux contrastant avec le côté explosif de l'action (planches 13, 35 et 36), l'humour foireux de Lefuneste (planche 28), la satire des conversations des femmes au foyer faisant leurs courses (planches 29 à 33), dont l'une s'appelle Madame Michu, comme convenu (planche 30); le personnage du hippie-baba-cool-gauchiste-anti-bourgeois des planches 34 et 35, l'explication finale emberlificotée qui désespère le flic de service (planche 41).
Pétard, le canard de compagnie d'Achille, que Greg, sur le tard, a décidé d'adjoindre à son bedonnant héros, joue un vrai rôle dans l'action : démasquant une tentative d'espionnage (planche 7), sauvant la vie d'Achille (planche 25).
La "Loi" du Bidouble n'est autre que le principe de Lavoisier : Rien ne se perd, rien ne se crée. C'est déjà ça de pris pour le caractère éducatif de la série (planche 29). Quant à la rivalité Achille-Lefuneste, si elle nous vaut épisodiquement quelques affrontements attendus (planches 1 et 22), elle subit un bémol du fait que Lefuneste sauve la vie à Talon, et qu'on ne peut pas casser la gueule à tout bout de champ à quelqu'un à qui on doit la vie (planche 26).
Greg est impeccable dans l'art de provoquer un choc émotionnel et un suspense dans la dernière vignette de chaque planche. Peut-être est-ce cette expertise qui le blase, et le pousse à prendre de la distance avec les conventions de la BD, par la bouche de ses personnages ?
On sent que la série joue avec ses propres conventions. Il ne faudrait pas en faire davantage, sous peine de diminuer la crédibilité de l'action.