En dépit d'une suspicion de bien-pensance misérabiliste, cette bande dessinée est fort sympathique. Le petit peuple, avec ses problèmes économiques, sociaux, mais aussi familiaux et psychologiques, est remarquablement bien dépeint.
Un vieil homme apparaît comme suspect à des personnes réunies dans un café, car il trimballe avec lui un bébé, manifestement nord-africain. Tout l'album se passe à rendre compte des explications du vieil homme, face à des interlocuteurs suspicieux, parfois agressifs, mais révélant eux aussi leurs limites caractérielles.
C'est alors qu'on entre dans la vie d'une petite famille bien franchouille : grosse Maman, vieux Papa un peu lâche face à l'autorité de sa femme vis-à-vis de leur fils Laurent. Lequel Laurent, en participant à de louables actions de bénévolat pour enseigner la langue française à des immigrés de fraîche date logés par la SONACOTRA, tombe amoureux de Malika, une petite Maghrébine un peu timide. La Maman de Laurent voit d'un très mauvais oeil son fils servir de bonne poire juteuse pour Malika, et là commencent les drames...
Cet album vaut par son atmosphère, qui rend fort bien les relations entre personnes modestes cherchant à s'entraider, et ne s'embarrassant pas de préjugés. Cours du soir pour immigrés, relations dans les immeubles, vie dans un squat pourri de banlieue... Attendrissant et bien croqué !
La temporalité du récit s'adapte bien au style de la narration : pas d'ellipse, continuité des dialogues et des réactions émotionnelles de vignette à vignette : cette platitude linéaire du temps correspond au vécu perçu de tout un chacun, ce qui accentue son caractère "populaire", mais elle permet également d'introduire nombre de menus incidents très réalistes qui augmentent la crédibilité de l'ensemble : bafouillages, réactions d'évitement, interventions intempestives du bon gros cabot "Achille".
On est moins à l'aise avec les inserts de flash-backs censés issus de la mémoire du vieil homme, qui a vécu, semble-t-il, deux traumatismes dans sa vie : la naissance d'un enfant prématuré, né alors que ses parents n'étaient plus très jeunes (ce qui est censé pousser le vieil homme, appelé Sidoine, à compenser ce déficit de paternité par la prise en charge du mioche maghrébin que le hasard lui a collé entre les bras), et son passé d'enfant juif pendant la deuxième guerre mondiale, qui a vu disparaître son père dans une rafle, et qui a vécu avec l'étoile jaune dans un orphelinat pas très sympa (ce qui est censé le rendre solidaire vis-à-vis de tous ceux qui sont dans la détresse et menacés de marginalisation).
Le problème, c'est que l'action principale se suffit largement à elle-même, et que ces inserts n'apparaissent pas très utiles. Les a-t-on rajoutés pour accumuler les effets misérabilistes (Rafle des Juifs, immigrés illettrés, foyers de la SONACOTRA, squats, filles enceintes sans soutien, renoncement forcé à vivre une jeunesse à pouponner dans l'euphorie, l'enfant unique tant chéri qui quitte la maison dans une atmosphère de rupture...ça fait beaucoup pour émouvoir, et pourtant, tout est réaliste !) ?
Avec un tel sujet, les couleurs du dessin ne pouvaient se permettre de faire dans le fluo. Les couleurs sont sagement cassées, trahissant un penchant vers le grisaillement d'existences sans grande satisfaction.
A part la surcharge d'effet mélodramatiques, on prendra du plaisir à savourer les très nombreuses qualités de ce récit.