Tome 1 : La Nuit des Lucioles.
Le fond du récit: une mer qui s'assèche, avec l'appui des autorités tyranniques qui combattent les pêcheurs désespérés, pour le plus grand profit de l'agriculture spéculative, n'est pas sans rappeler l'assèchement de la mer d'Aral, vouée à l'extinction pour étendre les cultures de coton.
Sur cette trame écologiste, des personnages s'agitent, entre politique et hésitations amoureuses: l'artiste raté, Joseph Steznar; sa cousine Edith, qui passe d'un homme à l'autre en vivant l'aventure picturale; les odieux flics du régime, en casque à pointe et yeux rouges, qui traquent les pêcheurs; les francs-battants (terroristes hostiles à la répression); Vespérine Dieps, épouse d'un opposant cloué sur un fauteuil roulant...
Le trait, volontiers anguleux, passant d'un simplisme trop marqué pour être réaliste, à des griffures dramatiques inharmonieuses d'encre de Chine pour souligner les pics émotionnels, avec une prédilection pour les tons rouges sourds, bordeaux et pourpres, ne manque pas de charme. Mais on attend de savoir où les auteurs veulent en venir, même sur le plan graphique.
Tome 2 : Le Désert d'Epaves.
Sur fonds de lourds encrages noir, gris ou bruns, la cavale des amoureux cherche sa voie dans une atmosphère de cruauté et de trahisons. Le perfide Djavish, au profil de grosse brute lourde de bas instincts, n’est pas le sauveur rêvé pour Josef Setznar et sa fiancée Joliette. De son côté, Laszlo Topick rompt avec son grand bourgeois de père, et entraîne Edith dans une fuite sanglante. En plus, Edith est enceinte, mais de qui ?
Le récit montre la précarité des sentiments, soit qu’ils soient exposés à la folie meurtrière des hommes, soit qu’ils soient en quête de leur propre vérité. Ici, les couples ne se construisent pas sur un coup de foudre définitif. On hésite, on médite dans les rares moments calmes qui sont ménagés aux personnages principaux.
Les amours incertaines se tressent sur fond de faits de guerre, de résistance et de traque policière. La milice du pouvoir, ombres noires aux yeux fendus de sang sous un casque à pointe très Boches-14-18, sont assez réussis pour inquiéter et suggérer l’aveuglement idéologique et militaire face à la délicatesse des sentiments. Vespérine, en cette longue nuit dans laquelle s’attarde longuement l’album, apparaît comme une promesse de lumière liée à son action de résistante.
Le dessin, ligne claire d’affinités anguleuses, accuse les caractères des visages (arc trop géométrique des nez, angles vifs des mentons, bouches trop petites pour exprimer la perplexité, regards frontaux alors que le personnage est plutôt de biais...). Les striures surjouées des visages des « méchants » planche 29 tirent le récit du côté d’une certaine naïveté romantique qui l’éloigne du réalisme auquel le scénario pouvait prétendre.
Beau moment de suspense lors de la visite par la milice du bateau où les fuyards sont entassés dans la cale ; scène de farce avec la tentative nymphomaniaque d’une vieille fille pas gâtée par la nature, sur la personne de Laszlo ; le sinistre colonel Komack, chauve et poupin, n’est qu’un gros bébé dominé par sa mère, et qui distribue clémences et atrocités selon son caprice. Cet amateur d'art, visiblement enclin à se complaire dans le morbide, nous récite planche 10 la ballade de Villon "Mort, j'appelle de ta rigueur" (in "Le Testament").
Par contre, le « désert d’épaves » (planches 14 à 16) méritait une mise en images plus soignée que ces torsades brouillonnes d’encre de Chine enroulées autour de vagues silhouettes de bateaux échoués. Au moins, on sait que la Mer d’Aral a indiscutablement inspiré le récit.
Si l’on sait extraire de ces sombres décors quelques images de fraîcheur, on a gagné. Sinon...
Tome 3 : Le Dernier Voeu.
Pas de doute, c’est bien la guerre, celle des « Francs-Battants » résistants contre le pouvoir abusif qui règne à Prechz. L’épisode enchaîne combats, attentats et tentatives de massacres. On espionne, on rôde, on rampe, on fuit, on tue. Rien de léger là-dedans.
Le train du sinistre colonel Komack évoque le « Transperceneige » de Lob et Rochette. Construit comme une forteresse, sa puissance de feu sur les Francs-Battants est remarquable. Cela n’empêche pas le colonel, au cours même d’une des boucheries qu’il a ordonnées, d’étaler sa collection d’art et sa sensibilité esthétique devant Edith, considérés comme un public de choix, et ce sur un ton raffiné. Beau portrait de bourreau esthète.
Le "singe" a bien lieu de désespérer : rien ne vient tirer les personnages centraux d’une atmosphère de tragédie, jusqu’à la dernière image. Le clou de l’album est probablement cette course folle d’un train bourré d’explosifs, qui doit détruire une gare pour les besoins du conflit, et qui est le théâtre d’une décision déchirante de Josef : choisir entre Edith et Vespérine, situées sur deux moitiés différentes d’un train qui s’éloignent entre elles. De même, le suspense qui règne à la fin de la course folle du train est très bien soutenu.
Donc, vraiment rien de drôle là-dedans. Le caractère particulier de l’histoire provient du parti pris graphique : le dessin simple, caricatural, particulièrement irréaliste d’Alfred, d’une naïveté évoquant ici les maladresses manuelles de l’enfance, là les raideurs géométriques inspirées du cubisme. On retiendra d’ailleurs que le seul tableau dessiné de près est une œuvre plutôt cubiste (planche 15). Qu’un tel graphisme ait été choisi pour dessiner une histoire d’amours tragiques relève à l’évidence d’un choix esthétique. Le dessin d’Alfred, loin de s’embarrasser des artifices destinés à restituer la 3D, écrase ses représentations dans une 2D, quitte à distordre les perspectives ; planches 3 et 39, le visage du colonel Komack est totalement de profil, mais son œil est vu de face. Des liserés épais d’encre de Chine soulignent dramatiquement les bordures des explosions, des fumées.
Plus encore, le style graphique est modifié dans certaines circonstances : planche 4, Komack jaunit et explose de lumière dans sa folie esthétisante, et les quelques détails qui pouvaient encore souligner un relief sont noyés dans un aplat de couleur halluciné. L’expressionnisme joue sur les contrastes entre visages purs ou presque de toute griffure et la surcharge de rayures sur d’autres visages (planches 5, 13).
Les scènes nocturnes de Josef près d’un feu, peut-être pour suggérer la fièvre du personnage, gomment des contours, voire des moitiés de visages (planche 7), dans une stylisation qui reflète l’indistinction des perceptions et la crudité des contrastes liées à l’éclairage au moyen d’un feu vif. Ce procédé (élimination des contours en noir pour mieux mettre en présence des luminosités différentes) est réutilisé dans des paysages enneigés (planche 19). La folie guerrière de certains combattants fait place à des masques de démence réduits à leurs contours élémentaires, au milieu d’éclats ignés rouges et orangés (planches 30 à 33, 48). Et une explosion de grande dimensions se résout en quelques nuages tourmentés jaunes et rouges, aux contours cette fois-ci très appuyés (planche 55).
La tragédie des amours maudites suit les personnages jusqu’à la dernière page. Lecture peu indiquée pour remonter un moral moyen, mais on peut s’attarder sur les curiosités graphiques de l’ensemble.