Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines ...
Titre L’Humanité, le 8 Mai 2017.
Le décor est planté ; Nicolas Sarkozy éliminé dès le premier tour, François Hollande battu au second, Marine est là où son père a échoué quinze ans auparavant. Cette dernière se retrouve dès lors propulsée à l’Elysée, où ses cents premiers jours de mandat nous sont relatés.
Le constat relativement contradictoire que les auteurs font en avant-propos, se révèle assez intéressant. Celui d’une France - ou d’une partie de cette dernière du moins, pour ne pas faire dans la dérive métonymique - où le succès de vente littéraire de l’année 2015 est le roman d’anticipation Soumission de Michel Houellebecq (1) sur la présidence française d’un musulman en 2022 , jouant sur la toute camusienne paranoïa d’un « grand remplacement » par un noyautage culturelle de notre société. Parallèlement, l’extrême droite conforte ces résultats aux diverses élections et peut assumer sans rougir son statut de parti politique républicain prêt à gouverner, en cette période de patente islamophobie où le « burkini » réussit à combler le vide médiatique estival et l’hypothèse d’un président musulman semble délirante. Qui de la poule ou de l’œuf, me direz-vous.
C’est dans ce contexte performatif, où la crainte de l’imaginaire menace ne fait que s’auto-entretenir, que l’hypothèse inverse, et éminemment plus tangible, d’un repli mono-identitaire, est émise par François Durpaire et Farid Boudjellal. Si leur entreprise est d’offrir un contre-poids à l’ouvrage du lauréat Goncourt, notamment par un marketing légèrement raccoleur (ambiance pub Yoplait « avec de vrais morceaux du programme du FN à l’intérieur »), elle est également d’offrir une œuvre de fiction politique complète retraçant les cents premiers jours de présidence de Marine Le Pen.
Originellement essai, le projet est devenu BD ; par volonté de massification de la diffusion sans doute, ce changement génésique de média n’est pas anodin et pose la question du public visé. Si pour comprendre une œuvre, il faut s’intéresser à l’auteur, au contexte et aux dispositifs, le destinataire – par son existence ou non - est une composante fondamentale.
Qui est la cible ici ? Les lepenistes convaincus qui ne feront sans doute pas la démarche d’achat ou qui se raviront de l’avenir dépeint, les indécis qui ni verront que propagande gauchiste, ou ceux.celles déjà persuadé.es de la menace qu’elle représente, qui ne feront qu’entretenir leur appréhension pré-éxistante ?
Si évidemment je caricature en dressant une typologie aussi réductrice, il n’est pas vain de se demander à qui s’adresse La Présidente, questionnement qui d’ailleurs érode inéluctablement sa force d’impact ; en l’espèce, prêcher dans le désert ou chez les convaincus a le même effet. A savoir potentiellement aucun.
La première impression – déterminante dit-on toujours – est celle d’un implacable réalisme ; les visages familiers des hommes et femmes politiques se succèdent dans un univers temporellement proche, où le Royaume-Uni est sorti de l’UE, Laurent Fabius nommé à la présidence du Conseil Constitutionnel, Hillary Clinton investit à la Maison Blanche et Angela Merkel réélue pour un quatrième mandat (2). Si le cadre et le contexte ne font que renforcer ce sentiment d’extrême familiarité, l’album vient dans la longueur troubler l’horizon d’attente d’une partie du lectorat ; les cents premiers jours de Marine Le Pen ne sont pas la résurgence de la « peste brune » et le bruit des bottes est partiellement étouffé. Le constat est bien plus pernicieux ; la nécessité de constituer une majorité parlementaire entraîne un lissage des positions pour brasser large, quitte à évincer par la suite. Auf wiedersehen Collard et autre Ménard, on veut de la vitrine bien propre et de la maison témoin. Le pragmatisme dont font preuve les auteurs est l’élément central du réalisme qui exhale de leur œuvre ; bien qu’il y ait un tour de vis sécuritaire et une réaffirmation des fonctions régaliennes étatiques, il n’est pas question de mettre en scène une dérive fascisante à base de pogrums. Non, ici on assiste à quelque chose de plus insidieux ; tel un Iago qui distyle son fiel, la transformation progressive en démocrature de la République Française s’opère, en se reposant sur une politique dont le fer de lance est la surveillance numérique.
Si tout l’arc narratif portant sur le numérique s’avère des plus inquiétant par sa dimension tentaculaire, et déjà pour partie consommée par le gouvernement actuel suite à la série d’attentats en 2015 (3), il est assez étrange que la résistance internet organisé par Stéphane, l’un des personnages principaux, passe par le biais d’un simple blog, face à l’étendu des possibilités et à la rapidité de diffusion de l’information par les réseaux sociaux et les plate-formes de micro-blogging, ou encore par le deep web, si risque de censure il y a. Étrange, et maladroit, car ce dernier n’est sans doute pas le seul à s’être pris pour la ré-incarnation de Jean Moulin. J’ergote sans doute, car on comprend bien que le blog Résistance.fr et les péripéties hyper-trop-innatendues qu’il va connaître (spoil, la Stasi 2.0 de Marine cherche à le faire fermer et traque ces commanditaires) ne sont qu’un parallèle un peu lourdingue avec les journaux résistants sous l’Occupation qu’a connu Mamie Antoinette. Malgré tout, si le traitement de cette résistance post-moderne tape par moment à côté, la toile de fond de la tranquille instauration d’une douce dictature qui tourne au totalitarisme numérique, reste pertinente. Car, là est le point de fort de La Présidente ; si il y a bien un écueil qu’il réussit à éviter c’est celui d’une affirmation pesante de la cyclicité de l’histoire. Bien que le personnage d’Antoinette multiplie les assertions à ce sujet et battit les ponts entre le passé vichyste et la situation actuelle, les auteurs ont bien intégré les menaces et enjeux contemporains (numérique, terrorisme, mondialisation) et contredisent ainsi l’argument classique de la rhétorique anti-FN de « l’histoire qui se répète » en admettant certes les similitudes mais surtout en soulignant l’unicité de la situation, et disqualifient ipso facto les détracteurs qui auraient pu leur reprocher d’user d’une telle facilité intellectuelle dans leur ouvrage.
Outre cette question centrale d’une numérique (4), une place toute particulière est accordée, à la politiques étrangère et diplomatique de Marine Le Pen, mais aussi évidemment à ses mesures sur la politique migratoires, et également à son plan de retour au franc et de sortie de l’Union Européenne, où pendant de (trop?) longues pages l’économiste Emmanuel Lechypre nous détaille les conséquences économiques de tels choix. Mais la surprise vient surtout d’un autre thème que ceux sus-cités, déjà traités par divers essayistes, experts en tout genre ou journalistes ; c’est la place des populations ultra-marines et surtout de la Nouvelle-Calédonie dans la France de Marine Le Pen. C’est par cet angle que La Présidente développe et étend son réel pouvoir de prospection, dont tout récit d’anticipation a besoin ; l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie par procédure référendaire ayant été refusé par Marine Le Pen, des émeutes éclatent et la répression sanglante y répond. L’uchronie est un genre complexe, constamment sur le fil du rasoir entre le réalisme nécessaire qu’elle doit proposer pour permettre projection et identification du public, et une capacité d’invention et d’extrapolation suffisante, sans laquelle elle resterait atrophiée. L’épisode de la révolte néo-calédonienne en est l’exemple même ; à partir des données réelles actuelles, les auteurs tirent le fil de la fiction permettant à leur œuvre de prendre de l'ampleur sans se soucier de la probabilité que de tels événements se produisent réellement.
A côté de ces problématiques intéressantes et peu évoquées parmi les conséquences potentielles attribuées à l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen, d’autres idées plus discutables sont également traitées dans cet album.
J’ai notamment à plusieurs reprises entendu/lu que les arrestations des figures de proue de la scène hip-hop française était un élément particulièrement poussif, pour ne pas dire ridicule du récit. Il est vrai que la juxtaposition du terme « subversion » à des noms tels que Soprano ou La Fouine est assez cocasse/loufoque/risible, rayez la mention inutile. Mais cela s’avère déjà plus crédible pour des artistes tels que Oxmo Puccino ou Youssoupha qui se trimbalent un autocollant « Inrocks approved » sur le front depuis plusieurs années. L’invocation de motif tel que l’incitation au terrorisme ou de délit d’offense pour l’incarcération de ces rappeurs, qui malgré leur influence n’ont pas le poids de leader d’opinion d’opposition, peut paraître plus que saugrenue. Néanmoins, c’est sans compter sur le caractère fluctuant du droit, « la loi n’étant qu’une barrière de papier », les auteurs mettent en image, à l’instar des règles sacrées peintes sur La Ferme des Animaux de George Orwell, le constat juridique évident que les notions « d’ordre public » et « d’intérêt général » sont sujette à interprétation, relecture et modification. Outre cette vision extensive et arrangeante de la loi, c’est sans compter sur l’aspect irrationnel et ubuesque des pratiques d’élus FN ou affiliés (5). Dans un tel contexte de libre interprétation du droit, de loi du Talion , le tout saupoudré d’une dose de déconnexion dans la proportionnalité des mesures prises, les arrestations relatées dans la BD apparaissent de suite moins surréalistes.
L’autre point noir du récit, et pas des moindres, reste les personnages, que cela soit par leur consistance ou leur représentativité. Si leur place dans le récit reste anecdotique jusqu’à la moitié du récit, où il est essentiellement question de la prise de pouvoir et des premières mesures de Marine Le Pen, leur manque de substance devient par la suite plus problématique, tant il devient difficile pour les lecteurs d’être émotionnellement impliqués par les péripéties de Tariq et Stéphane ou la bleuette que ce dernier entretient avec Fati - exception faite à cette dernière pour la lettre qu’elle envoie suite au décès d’Antoinette, que j’ai trouvé magnifique.
Si je me suis longuement étalé sur le fond, n’oublions pas que nous avons affaire à une œuvre graphique, et que la forme est plus que fondamentale pour que le média réussisse à faire efficacement passer son message. Et force est de constater que La Présidente pêche particulièrement sur ce point.
Je dois avouer que je comprends assez mal les critiques positives sur la maîtrise du noir et blanc, ou encore mieux, un prétendu aspect photographique des cases ; on est en effet bien loin d’un Sin City ou d’un Idées Noires. L’aspect « décalquage photographique » de certains plans – notamment les plus larges, sur les scènes de foule ou les bâtiments – participe à cette impression, assez paradoxale, que cet album est un ouvrage d’archive et non pas d’anticipation. Étrangement, si les faits relatés se passent dans un futur hypothétique proche, la structure esthétique de l’ouvrage reprend les codes graphiques d’un document rétrospectif ; photographies monochromes, récits enchâssés, coupures de presse superposées, découpées, éparpillées, ou encore extraits d’échanges épistolaires. Si ce jeu de temporalité inscrit dans l‘organisation esthétique de l’œuvre est intéressant, plusieurs passages n’en restent pas moins visuellement déplaisant.
L’autre élément graphique qui m’a laissé un arrière-goût assez désagréable est la représentation des personnages, et surtout des personnalités publiques. Si globalement, les portraits uniques sont relativement réussis (le plateau télévisé post-résultats, la composition du gouvernement, la garden party), Farid Boudjellal a du mal à transformer l’essai lorsqu’il doit, non seulement reproduire un même personnage sur plusieurs cases, mais également quand il tente de leur insuffler une quelconque forme de mouvement, d’expressivité ou d’émotion. Ainsi, la scène de la JCSEA (6) est assez symptomatique ; de bien belles statue de cire, rien de plus. Les personnages principaux fictifs ne sont d'ailleurs pas mieux lotis ; peu aidés par des dialogues, au mieux creux au pire indigents, le dessin ne vient pas suppléer le manque d’empathie qu’ils dégagent, tant il existe un décalage entre la teneur passionnelle de leurs propos et l’absence de vie dans les visages et la gestuelle des corps, Antoinette en tête.
Au final, ma note peut paraître surprenante au vue de la quantité de points négatifs dégagés ici, mais le réalisme global de l’œuvre, bien qu’il faiblisse par moments, l’emporte sur certaines considérations byzantines. Au vue du degré de banalisation qu’a su atteindre - avec un tout petit peu d’aide de l’establishment politique et médiatique – le FN, à une époque où le plus écœurant des storytelling a cours (7), la publication d’un ouvrage comme La Présidente, sans qu’il constitue un manifeste, est un rappel face au discours légitimiste et à l’apparente atonie générale que les conséquences protéiformes supposées d’un FN en situation de fait majoritaire ne relèvent pas seulement du délire germanopratin du gauchiste coincé dans sa tour d’ivoire, mais qu’elles ont un fondement réel, que condense en 158 pages, cet écart par un futur fictif.
Fictif, aussi longtemps que l’on puisse l’espérer.
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- (1) Record de vente dès sa sortie en France, Italie et Allemagne, il dépasse les 345 000 exemplaires vendus en France dès février 2015
- (2) La capacité d'anticipation des auteurs participe à cet aspect réaliste ; publié à l'automne 2015, La Présidente anticipe la nomination, certes attendue, de Laurent Fabius au Conseil Constitutionnel (mars 2016), et déjà plus surprenant le succès du referendum sur le Brexit (23 juin 2016). Reste à savoir si l’investiture de Hillary Clinton va se produire en novembre prochain.
- (3) Les deux députés FN à l'Assemblée Nationale (Marion Maréchal - Le Pen et Gilbert Collard) ont voté en première lecture contre la loi renseignement du gouvernement Valls. Florian Phillipot, vice-président du parti, s'est également clairement prononcé sur le caractère liberticide d'une telle loi, et le site officiel du FN est clair sur sa position vis-à-vis de la loi relative au renseignement. Néanmoins, la BD n'extrapole pas totalement, et fiction et réalité se rejoignent ; Philippe Martel, actuel chef de cabinet, est dépeint dans La Présidente comme l'organisateur d'un programme de fichage des journalistes et des opposants politiques, sous l'impulsion de Nicolas Bay, actuel secrétaire général du FN et Ministre de l'Intérieur dans la fiction. Or, en mai 2014, ce dernier a été accusé d'être à l'origine d'une violation de la vie privée de journalistes.
Pour aller plus loin sur les dérives potentielles de la loi relative au renseignement, et sur l'instauration "d'une société du risque".
- (4) Le réseau social Les patriotes évoqué dans la BD comme étant le support de la diffusion du projet et des idées du FN, a fermé depuis, suite apparemment à l'échec partiel qu'il a constitué. Sur l'évolution de la politique numérique du FN, voir ci-contre.
- (5) Robert Ménard, maire de la ville de Béziers non-encarté au FN mais soutenu par ce dernier lors des élections municipales de 2014, a vu son arrêté visant le fichage ADN des canidés afin de lutter contre les déjections canines, suspendu par le Tribunal Administratif de Montpellier, le 14 septembre dernier, pour son "caractère purement répressif", extérieur aux pouvoirs de police du Maire.
- (6) Journée commémorative du souvenir de l'esclavage et de son abolition
- (7) En référence au premier numéro de l'émission Une ambition intime, diffusé ce dimanche 9 octobre par M6. Je vous laisse apprécier la bande d'annonce. Malaise garanti.