On comprend aisément, à la lecture de « La Rose dégoupillée », ce qui a poussé Jean-David Morvan à traduire en bande dessinée l’histoire de Madeleine Riffaud. Si tout travail de documentation sur la France occupée est en principe à saluer, notamment pour ses vertus historiques et mémorielles, le point de vue ici adopté permet de légèrement décentrer le regard, puisque l’héroïne (élégamment) mise en scène par JD Morvan et Dominique Bertail est une femme, mineure, si dégoûtée par les humiliations régulières que les Français subissent sous l’Occupation allemande qu’elle a décidé de rejoindre la Résistance – avant même de savoir précisément ce qui pouvait bien se cacher derrière ce mot. Mais ce n’est pas tout : Madeleine Riffaud n’est en aucun cas réductible à cette figure politique virginale, elle s’affirme aussi en tant que femme forte et indépendante, n’hésitant pas à s’affranchir de ses parents pour vivre pleinement l’histoire d’amour qui la lie à Marcel, jeune médecin rencontré dans un sanatorium où ils séjournaient tous deux en tant que patients.
Dans des planches soignées (on pense par exemple à la pleine page 29) et conçues en trois couleurs (noir, blanc, bleu), JD Morvan et Dominique Bertail nous immergent dans la France occupée et donnent corps à une héroïne obstinée, courageuse et complexe, mais aussi psychologiquement blessée. Fort d’ellipses parfaitement maîtrisées, « La Rose dégoupillée » restitue très bien l’état d’esprit des Français au début des années 1940. Les soldats allemands semblaient alors partout, ils régentaient des régions entières et se délectaient à opprimer des individus qu’ils jetaient aussitôt, par leurs actes odieux, dans les bras de la Résistance. C’est dans ce contexte que Madeleine Riffaud va vivre une succession de situations traumatisantes : l’explosion d’une vieille bombe va l’endeuiller, des avions allemands la canardent sans raison apparente, un milicien, « salaud intégral », la viole plusieurs fois durant la même nuit… Ce n’est pas un hasard si, dans un décor enneigé, la jeune femme semble écrasée par le sanatorium qui la surplombe lorsqu’elle s’y présente pour soigner sa tuberculose : par un dessin plein d’à-propos, Dominique Bertail nous fait comprendre, avant même que le texte ne s’en charge, à quel point la honte d’avoir été violée l’a « diminuée » dans sa dignité.
Le récit de Madeleine Riffaud est souvent touchant, et notamment à l’endroit de son grand-père : « Je me demande quelquefois si ce n’est pas l’homme que j’ai le plus aimé dans toute ma vie. » Il témoigne aussi de la lassitude ressentie par une partie des Français envers le maréchal Pétain et sa collaboration avec les Allemands. Il rend hommage, enfin, au docteur Douady, responsable d’un sanatorium qui hébergeait une imprimerie clandestine, recueillait des médecins juifs et abritait des réunions secrètes de la Résistance. Sur cette dernière, Madeleine Riffaud confie : « On distribuait le courage sur des tracts. » Ce petit commentaire dit beaucoup avec une rare économie de moyens. Dans une France où l’information était aussi rationnée que la nourriture, la Résistance était avant tout une question de communication et d’organisation. Libérer la parole et se montrer solidaire sur un tract, c’était redonner un peu d’espoir à tout un pays. Cela, « La Rose dégoupillée » le montre clairement, et à plus d’une occasion.
Graphiquement réussi et d’une justesse souvent confondante, l’album est complété en appendice par des commentaires dessinés sur la rencontre entre Madeleine Riffaud et Jean-David Morvan, mais aussi par des anecdotes précieuses sur les personnalités croisées en cours de lecture. Que cela soit pour sa peinture de la France occupée, pour son portrait de femme ou pour les affects qu’il porte en son sein, « La Rose dégoupillée », passionnant de bout en bout, mérite en tout cas un examen attentif.
Sur Le Mag du Ciné