Ce tome reprend l'intégrale des histoires parues dans les magazines Warrior (où paraissaient également Miracleman et V for Vendetta du même Alan Moore) 12, 13, 19 et 20 (parus en 1983 et 1984), dans A1 1 à 4 (parus en 1989), dans Dalgoda 8 (paru en 1986), et dans A1 True Life Bikini Confidential 1 (paru en 1990). Toutes les histoires ont été écrites par Alan Moore, dessinées et encrées par Steve Parkhouse. Elles sont reproduites à l'identique des parutions originales, c'est-à-dire en noir & blanc.
L'ensemble des épisodes correspond à neuf histoires distinctes mettant en scène les mêmes personnages. La famille des Bojeffries se compose de Jobremus Bojeffries (le père), Ginda (la fille, une carrure imposante, une force qui va avec, et des capacités paranormales), Reth (le fils, passionné de figurines et de maquettes), le bébé (séquestré au sous-sol, le lecteur ne le verra pas), l'oncle Raoul Zlüdotny (un loup garou qui travaille comme ouvrier dans une usine), l'oncle Festus Zlüdotny (un vampire ce qui limite sa vie sociale), et le grand père Podlasp (qui vit dans le puits du jardin, avec un caractère pas facile).
Dans la première histoire (4 pages), papa emmène son fiston Reth pêcher la chauve-souris sur le toit de la maison. Dans l'histoire suivante (14 pages), Trevor Inchmale (fonctionnaire de la ville de Northampton) vient pour relever le loyer. Troisième histoire (12 pages), l'oncle Raoul participe au repas de fête de son entreprise (pas de chance, ça tombe un soir de pleine lune). Puis en 5 pages, l'oncle Festus tente de rentrer chez lui après avoir acheté de quoi se sustenter. En 8 pages, Ginda lève un mec dans une boîte pour se livrer à une relation protégée. En 6 pages, la famille Bojeffries effectue un séjour en bord de mer dans une zone un peu irradiée. En 6 pages, les habitants du quartier poussent la chansonnette en vers pour vanter les mérites de la vie de banlieusards. Le temps de 10 pages, le lecteur découvre une veillée de Noël à la manière des Bojeffries. Que sont-ils devenus après avoir été célèbres ? En 11 pages, un présentateur télé interroge les membres encore vivants de la famille. Raoul est au chômage et à la rue. Il rencontre un ancien collègue de travail qui le convainc de s'inscrire à Big Brother (une émission de téléréalité) où les organisateurs le prennent pour Meryl Streep.
La lecture de la première histoire permet de comprendre le postulat de départ : une famille de monstres classiques (loup garou, vampire et autres) habitant dans l'Angleterre profonde (Northampton, la ville natale d'Alan Moore où il réside), essayant de s'intégrer discrètement à quelques occupations humaines. Dès le début, le lecteur constate que la narration baigne dans les références culturelles anglaises, de la monarchie au vocabulaire spécifique. Les dialogues du présentateur télé sont écrits avec un accent à couper au couteau rendant la lecture assez ardue. Pour ceux ayant déjà regardé une interview d'Alan Moore, il parle exactement avec le même accent. Il est également vraisemblable que le nom du groupuscule du collègue de Raoul soit lourd de sous-entendus (La ligue de Saint Swithin), mais pas accessibles pour tous les lecteurs.
La première histoire (celle avec le collecteur d'impayés) permet de découvrir l'étendue de l'étrangeté de la famille Bojeffries, pour une sorte de Famille Addams sans le sou, avec une forme de vulgarité assumée. L'oncle Raoul baragouine un anglais des plus approximatifs, à nouveau peut-être très drôle pour des anglais (un peu moins pour des anglophones d'adoption obligés de déchiffrer). Ginda professe un féminisme agressif intimidant tous les males par sa forte carrure, tout en les considérant comme des mauviettes, incapables perdant leur contenance virile devant une femme assurée et assertive. L'oncle Festus sert uniquement de ressort comique, supportant toutes les avanies liées à sa condition de vampire. Reth vit dans un monde à part, semblant être un peu demeuré et coincé dans l'enfance.
Par la suite, Alan Moore se sert de cette famille pour évoquer la condition de prolétaire ou de classe moyenne dans l'Angleterre des années 1980, qu'il s'agisse du microcosme des collègues de travail (que l'on ne choisit pas), du racisme ordinaire (le pakistanais est forcément coupable), de féminisme militant, de souhait de se conformer (le plan drague de Ginda), de téléréalité. Ce dernier thème correspond aux 2 dernières histoires, réalisées en 1990 et plus récemment, permettant de mesurer le décalage de cette famille des années 1980, avec une époque plus récente. On retrouve là l'un des thèmes chers à Moore : la télévision transforme tout en spectacle bas de gamme, flattant le voyeurisme du spectateur.
De prime abord, les dessins de Parkhouse ne donne pas envie de se plonger dans la lecture. Il utilise un trait fin de largeur uniforme pour délimiter les contours des personnages, du mobilier et des accessoires, avec quelques aplats de noir pour donner de la substance aux vêtements et aux décors. Il croque rapidement les individus comme les décors, avec des détails, mais aussi avec une apparence peu séduisante, des trognes peu accommodantes, avec des expressions veules, fatiguées, usées, vulgaires. Il faut du temps pour s'habituer à cette vision de la réalité, peu flatteuse, dépourvue de respect pour les personnes, comme pour les environnements. Moore et Parkhouse se complètent pour dépeindre une humanité (y compris les monstres) pas futée, engluée dans son quotidien abêtissant. Malgré tout, les membres de la famille des Bojeffries finissent par être attachants du fait de leur côté ordinaire et brut de décoffrage. En outre, Moore et Parkhouse s'amusent à expérimenter différentes formes narratives : des cases, avec uniquement du texte en dessous, ou la comédie musicale, en vers, avec des cases de la largeur de la page.
Petit à petit, l'esthétique choisie par Parkhouse finit par s'imposer comme une évidence et par transmettre tout le désemparement des individus, en particulier des oncles Raoul et Festus, chacun à leur manière. En outre elle permet de faire exister le couple de rebelles, avec la femme qui a "**** off" de tatoué sur le front (avec des étoiles), un grand moment d'humour visuel aussi absurde que terrifiant dans ce qu'il a de crédible. Raoul attire la sympathie avec ses expressions désolées, lorsqu'il n'a pas pu s'empêcher de boulotter un caniche.
De son côté, Alan Moore écrit des histoires plutôt légères, en s'essayant à différentes formes d'humour. Le début peine un peu à décoller avec l'occupation absurde consistant à pêcher la chauve-souris. Le comportement des Bojeffries est assez ordinaire, ne permettant pas de créer le décalage nécessaire pour verser dans la franche parodie, ou dans la critique de mœurs. Il faut donc attendre le monologue intérieur de Trevor Inchmale pour commencer à sentir un frémissement aux commissures. Il transforme les titres de films et de livres en les adaptant à son métier et à sa situation : de The rentman always knock twice (le facteur sonne toujours 2 fois) à No rebate for Miss Blandish (Pas d'orchidée pour Miss Blandish). Alan Moore étant ce qu'il est (même alors qu'il était encore jeune), il pioche dans diverses formes de comique, finissant par faire mouche à plusieurs reprises. Il est difficile de résister au concept du cadeau fait à Reth : une maquette à monter soi-même pour obtenir un modèle réduit d'océan (molécule par molécule). Voir 4 jeunes se disputer pour les théories de Jean-Paul Sartre, en complet décalage avec leur dégaine, suscite un vrai sourire. L'absurde de la confusion entre Meryl Streep et l'oncle Raoul provoque également une secousse dans les zygomatiques.
Exhumé des archives d'Alan Moore, The Bojeffries saga (illustré par Steve Parkhouse) ne constitue pas une gemme oubliée dans la bibliographie du maître, mais une surprise agréable. Alan Moore mélange personnages surnaturels, vie populaire et humour, sans lésiner sur la composante comique, en usant de plusieurs registres. Toutes les blagues ne font pas mouche, mais la diversité et le nombre finissent pas apporter un sourire sur le visage du lecteur, qui se lie peu à peu d'amitié avec ces individus singuliers et touchants dans leur bêtise ordinaire.