Voici une très belle réussite de la Bande dessinée de Science-Fiction. Les émotions que le lecteur peut attendre de ce genre sont largement suscitées par la lecture de ce récit, y compris l’une de ses caractéristiques les plus fréquentes : le dépaysement le plus complet, allant jusqu’à freiner la compréhension d’un certain nombre d’informations.

En effet, les informations nécessaires à la compréhension du récit ne sont livrées que très progressivement, sous forme d’inserts parcimonieux, rédigés au vocatif en voix « off ». L’intrigue n’est pas très simple, et les personnages sont nombreux. Pour faire court, on dira qu’ un peuple vivant sur un monde artificiel, les Mohaïs, a créé un réseau de communications liant étoiles et planètes les unes aux autres, ce qui permet aux différentes races de l’univers de se déplacer rapidement par des « toboggans » ; mais voilà, les Mohaïs se font attaquer par les « Hiffiss » et leurs « armes acausales », qui détruisent leur monde et les réseaux ; beaucoup plus tard, les humains « du système de Sol » commencent à reconstituer ce réseau, qui se structure à travers le cosmos en « intersections », sortes de gares où l’on reçoit les voyageurs venus de bien loin, et qui ont des apparences physiques fort exotiques.

Malgré l’immensité du champ couvert par ce réseau, l’action est centrée autour de l’ « intersection 55 », constituée de deux falaises en regard l’une de l’autre, et le gouffre qui les sépare semble sans fond.

Les héros sont Derec Finn (un « fonctionneur » qui accueille et guide les nouveaux arrivants) et Rhéa Davenham, un fille qui lui sert de mentor, mais qui a visiblement flashé sur lui. Derec reçoit le « Médiateur Jarmil », un « Formicien », sorte de géant à tête de fourmi, qui réclame souvent du sucre, et qui ignore le « je » pour ne jamais parler qu’au nom de la « conscience –reine ».

Malgré l’exotisme cosmique en toile de fond, jusqu’ici, l’ « intersection 55 » ne fonctionne pas autrement qu’un bon vieil aéroport, avec des guides qui attendent les voyageurs à l’arrivée. Pas de quoi renouveler la science-fiction. Il fallait donc une intrigue, une vraie. Eh bien, Serge Lehman nous a concocté un très habile scénario du type « grain de sable dans la mécanique ». Tout en nous laissant ignorer une foule de choses énigmatiques, qui ne sont que fugitivement citées dans l’album – et qui ont certainement leur raison d’être – Lehman introduit peu à peu des dysfonctionnements apparents dans cette société désexualisée, où même les filles, aux cheveux très courts, sont en scaphandre, et ont bien de la peine à être sexy. Il y a un dieu, le « Picte », qui surveille tout mais que personne ne voit, et qui pourrait bien être un faux dieu fabriqué pour la commodité de l’ « intersection » (planches 44 et 45, 56).

Le premier dysfonctionnement est l’apparition d’un curieux dragon-baudruche dans l’ « intersection 55 », soutenu par des ballons à l’hélium, et qui largue une flopée de tracts portant un message surréaliste, dont le ton ne déparerait pas les délires des contestataires « philosophes » de mai 1968. Puis il y a d’autres dysfonctionnements, et, avec une habileté remarquable, la couleur des dessins, froide et rebutante quand la situation est « normale » (blanc et bleu glacés, bruns tristounets...), passe rapidement à des couleurs vives, voire criardes : l’impression d’être dans un univers régi par d’autres règles (le changement de couleurs est très porteur de significations) n’en est que plus forte.

Pendant ces accès de « dysfonctionnements », les passions en tous genres se réveillent : on règle ses comptes entre races, on baise, l’Ego prend le dessus sur l’esprit collectif, on se révolte contre l’ordre établi... Du Mai 68, je vous dis ! Le point culminant de ces accès de passions –souvent destructrices, il faut bien l’avouer – est l’apparition d’une « couloeuvre géante », fortement colorée (planches 64 à 66)...

Jean-Marie Michaud, sans atteindre à la somptuosité d’un Druillet ou d’un Moebius, a réalisé un énorme travail pour réaliser des décors et des personnages à la hauteur du dépaysement suscité par l’intrigue : publicités (aussi débiles que les nôtres, je vous rassure) défilant sur des surfaces courbes parfaitement transparentes, falaises dont les parois servent d’appui à des édifices qui ne craignent pas le vertige, halls géants avec pupitres et écrans gigantesques (plans du « réseau »), portes d’arrivée et de départ vers des systèmes stellaires lointains...), variété des créatures cosmiques (depuis les robots jusqu’aux êtres en forme d’animaux ou d’arbres (très sympas, les arbres, d’ailleurs !), plante parasite qui se cache dans le thé et qui s’attaque aux sujets en crise émotionnelle, symboles (planches 34 et 35) peints ou gravés, et que l’on sent revêtus de significations précises; plongées et contre-plongées dans le gouffre entre les deux falaises (planches 2, 34-35, 62-63).

La complexité de l’intrigue, et le nombre d’informations non encore maîtrisées par le lecteur, ouvre la porte à bien des rebondissements. Il semble que la « vie » dont il est question dans les tracts subversifs soit ouverte aux passions, hostile à l’autorité et à la religion ; pourtant, si le monde de l’ « intersection » est à l’évidence hautement technique et très bien organisé, on ne peut pas dire qu’il nous soit présenté comme une odieuse dictature dont – thème très classique – les héros devraient nous débarrasser après une confrontation épique. Sans doute en saurons-nous plus dans le tome suivant.

Un univers très riche et très original entièrement imaginé de novo, des références scientifiques implicites aux « trous de ver » qui permettraient de raccourcir les distances dans l’espace - et qui auraient un lien avec les comportements "acausaux" du monde quantique, un argument qui oppose les passions irrationnelles à l’ordre sans doute trop bien réglé de la civilisation... On ne tranche pas sur qui a raison, qui a tort, mais le lecteur est bien accroché !
khorsabad
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le 25 mai 2014

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