Ce tome est le premier d’une tétralogie indépendante de toute autre. Sa première édition date de 1985. Il a entièrement été réalisé par Paul Gillon (1926-2011), pour le scénario, les dessins et la mise en couleurs. Il compte quarante-cinq pages de bande dessinée. La série a bénéficié d’une réédition en intégrale : La Survivante - Intégrale en 2008.
En 2007, une plongeuse en combinaison avec bouteille d’oxygène émerge de l’eau, en Méditerranée, après être reste coincée dans une grotte : Aude Albrespy. Sa tête sort de l’eau, et elle enlève son masque et son embout. Elle prend pied sur la berge et elle appelle : Jérôme ! Alain ! Aucune réponse. Elle avance vers la Jeep, le Zodiac, derrière il ne reste que les montants de la tente. Elle tombe à genou sur le sable : elle vient de découvrir les restes calcinés des squelettes de ses deux amis. Qu’est-il arrivé ? C’est impossible, monstrueux. En son for intérieur, elle comprend pourquoi ils ne répondaient pas à leurs appels, à elle et Dick. Elle n’aurait pas dû supposer qu’ils n’avaient pas tenté de les secourir quand la brutale montée des eaux les a coincés, elle et Dick, dans cette caverne. Ils y ont vécu des jours d’épouvante, et Dick qui est mort en tentant une sortie, sa bouche bleuie qui ne répondait plus. Et maintenant, après cette ultime tentative, elle qui espérait se réfugier dans la chaleur de l’amitié. Ils sont morts, de la poussière, juste un peu de poussière. Aude se dit qu’elle doit réagir, comprendre ce qui a pu se passer. Elle enlève sa combinaison de plongée, et en petite culotte elle se met au volant de la Jeep. Elle allume la radio : rien, rien que des parasites. Il lui faut partir, sortir de cette combe. Le véhicule démarre, le moteur tourne. Elle remarque que l’air est saturé de poussière… Et cette lumière cuivrée, c’est l’Apocalypse, ça devait arriver.
Aude Albrespy conduit tranquillement sur la route et arrive dans la petite ville la plus proche. Elle est abandonnée, une voiture renversée, des restes de corps humains, tous cramés, instantanément, foudroyés sur place. Mais elle, elle a encore un corps et elle est affamée. Il faut qu’elle trouve quelque chose à se mettre sous la dent. Elle rentre dans une épicerie et elle se sert parmi les boîtes de conserve. Elle s’entaille légèrement le doigt en l’ouvrant. Elle se rend compte qu’elle est proche de céder à la panique. Il faut qu’elle bouge, rejeter le désespoir. Elle remonte dans la Jeep et elle prend la direction de Montélimar. Une fois dans la ville, ça se confirme : elle est la seule survivante. Elle arrive devant un centre commercial et elle s’arrête car elle a vu quelque chose bouger : un cyber. Elle descend les marches de l’escalator : tout semble presque normal, pour les cybers la vie continue, quelle dérision ! Autant qu’elle en profite pour s’habiller. Un robot vient se présenter à elle, lui dit bonjour, et commence à faire l’article : elle semble intéressée par leur collection de Pantajeans, une toute nouvelle création de Sainlor. Et ils ont des casaques assorties, ainsi que de ravissants boots en synthé.
Un récit d’anticipation, limite science-fiction, datant de 1985 : la guerre atomique a eu lieu, ou un incident du même genre ce n’est pas bien précisé. Il y a une survivante en France, et les robots humanoïdes fonctionnent toujours. Le lecteur peut ne pas être pleinement convaincu par le cadre d’anticipation : comment Aude Albrespy en est-elle vraiment ressortie indemne, et pas Dick ? Comment les cybers peuvent-ils continuer à fonctionner sans maintenance ? S’il s’agit vraiment d’une catastrophe nucléaire, qu’en est-il des radiations ? Pour un habitué des récits de ce genre, le cadre général de l’histoire peut sembler un peu léger. D’un autre côté, cela fournit un point de départ à un récit de type survivaliste, avec sa propre personnalité. Le personnage principal bénéficie de tout le confort moderne : installée à l’hôtel Crillon, puisque de toute façon il n’y a personne d’autre pour en profiter. Tous les magasins de luxe à sa portée. Un cyber (un androïde sans conscience) à sa disposition pour subvenir à chacun de ses besoins, même très personnels. L’auteur a fait le choix d’inscrire son récit en France, avec des références concrètes, comme Montpellier, Valence ou Paris. Il décrit ces endroits avec un mélange d’éléments traditionnels de l’époque où la bande dessinée a été réalisée, et de quelques touches d’anticipation comme le Lion de Belfort, sculpture d'Auguste Bartholdi, située place Denfert-Rochereau, sous cloche, ou l’obélisque de la place de la Concorde, également sous cloche.
Dès la première page, le lecteur peut se projeter dans l’endroit décrit : la formation rocheuse avec l’accès à la caverne par lequel revient la plongeuse, la texture de la roche entre traits encrés et mise en couleurs, les légères rides à la surface de l’eau, la silhouette d’Aude sous la surface de l’eau, les éclaboussures quand elle brise la surface de l’eau, les gouttelettes qui dégoulinent de son masque quand elle le soulève, l’eau un peu sombre du fait de son manque d’exposition au soleil. La qualité descriptive de la séquence sur la plage relève du même niveau : d’un côté tout semble ordinaire et évident, de l’autre le lecteur assimile de nombreux éléments visuels sans même s’en rendre compte. En une dizaine de cases, il a vu le canot pneumatique motorisé, la Jeep (bien sûr que les plongeurs ne sont pas venus à pied), les tendeurs métalliques de la tente dépourvue de toile, une gamelle renversée sur le sable, une lampe tempête couchée au sol, les restes calcinés des deux hommes, un jerrycan, les affaires de plongée au fur et à mesure qu’Aude s’en défait. Le dessinateur sait inclure les éléments qui racontent le campement, qui le rendent concret. Les emplettes dans le magasin de vêtements occupent trois pages et s’avèrent tout autant immersives : les escaliers mécaniques, les présentoirs en forme de comptoir, un caddy dans une allée, les supports pour les vêtements sur des ceintres, mais aussi sur un présentoir bas, les grands disques d’éclairage, le sol en grandes dalles, la rangée de caisses avec un cyber à la conception spécifique pour cette tâche, tout est à sa place, rien ne manque pour que le lecteur fasse l’expérience d’achats en compagnie du robot vendeur.
Aude Albrespy est représentée comme une belle jeune femme, peut-être la trentaine, ou à peine. Elle apparaît en tenue de plongée dans la première et la deuxième planche ; elle se déshabille dans la troisième pour être dans une simple culotte blanche. Dans le contexte du réalisme des décors et le naturalisme de la direction d’acteur (enfin, de l’actrice), le lecteur tique un peu à ce choix du personnage de rester ainsi dévêtue. Elle s’achète des vêtements en planches sept et huit, et le lecteur se dit que ses vêtements précédents ont dû être détruits par la catastrophe, comme la toile de tente. En étant la seule survivante, la seule humaine au Crillon, elle n’a pas trop à se préoccuper de sa tenue face à de simples robots. En planches seize et dix-sept elle prend un bain, et le lecteur peut apprécier son anatomie dans toute sa nudité, y compris jambes écartées quand elle se détend pendant le massage prodigué par le robot Ulysse. Par la suite, elle se masturbe à l’aide d’un appareil inattendu, puis elle regarde un film pornographique en se masturbant également, ce qui donne lieu à la représentation assez chaste d’un sexe masculin sur l’écran, et il se trouve encore deux autres scènes de sexe. Le lecteur n’ignore ainsi rien de l’intimité physique d’Aude, sans que l’artiste n’aille jusqu’à un gros plan de pénétration, une narration à la frontière de l’érotisme et de l’explicite. Elle se retrouve nue pendant quinze pages, et en petite culotte pendant quatre autres pages, sur un total de quarante-cinq planches.
Dans le même temps, l’histoire ne se limite pas à un simple prétexte pour de simples scènes de titillation et de sexe. La narration visuelle montre et raconte la solitude du personnage, son confort matériel et sa détresse émotionnelle. Elle emmène le lecteur dans différents endroits de Paris : le luxe de la chambre de l’hôtel Crillon et de ses couloirs, la tour Eiffel et sa vue imprenable, le jardin des Tuileries, le Louvre, les quais de Seine, etc. Au travers des bulles de pensée d’Aude, le lecteur découvre ses états émotionnels : la certitude que l’Apocalypse devait finir par arriver, le refus de se laisser aller à se comporter comme un animal, la futilité de la mode dans de telles circonstances, l’ironie que les cybers (robots) fonctionnent encore alors qu’il n’y a plus d’êtres humains à servir. Elle arrive à Paris et se rend compte que, d’une certaine manière, tout lui appartient, mais paradoxalement qu’elle n’a personne avec qui le partager, ce qui ôte toute valeur à toute forme de possession, son envie de compagnie qui s’exprime de façon physique. Les visites de musée constituent son seul lien avec l’humanité disparue. Finalement, le ton de la narration ne se complaît pas dans un registre dépressif, et le lecteur apprécie quelques moments incongrus dégageant un humour sophistiqué. L’auteur s’amuse avec une séquence où ce qu’il reste de gouvernement apparaît plus parasitaire que jamais. Le vin constitue la seule forme de plaisir gustatif qui continue de se bonifier avec le temps. Aude s’en veut d’avoir eu le réflexe d’écraser un moustique, une des rares formes de manifestation de vie. Impossible de se retenir à la réaction de relâchement et d’assoupissement d’Ulysse, après avoir satisfait sa maîtresse. Le lecteur peut sourire en voyant la jeune femme accomplir ce qui allait être une promesse d’un maire de Paris : se baigner dans la Seine. Il soupire en regardant Aude éprouver des émotions cathartiques en visionnant des films, un bel hommage au pouvoir du cinéma.
Un récit d’anticipation avec des dessins impeccables pour montrer aussi bien la ville que le personnage principal livré à sa solitude totale. Une histoire comportant une fibre étonnamment coquine, tout en étant justifiée, et une dimension tragique jouée en sourdine. Une mise en scène de l’angoisse de la solitude absolue, d’une adaptation à une situation extraordinaire et démotivante, de l’essentiel et du futile. Étrange.