La Tournée
6.7
La Tournée

BD (divers) de Andi Watson (2019)

Il s'agit d'une histoire complète indépendante de toute autre. Elle est parue d'un seul tenant, sans prépublication. La première édition date de 2019 en français, et de 2020 en anglais. Cette bande dessinée compte 266 pages en noir & blanc, écrite et dessinée par Andi Watson.


Quelque part dans une petite ville d'Angleterre, de nuit, un homme arpente de petites rues pavées, une petite silhouette lointaine, avec une valise à la main. Ce matin-là, l'auteur de petite renommée G.H. Fretwell ferme sa valise dans laquelle il a mis douze exemplaires de son dernier roman : Sans K. Il emporte également un petit sac de voyage avec ses affaires personnelles. Il va se mettre devant la porte fermée de la salle de bain pour indiquer à son épouse Rebecca qu'il s'en va, sans réveiller son fils Oliver. Il lui promet de l'appeler quand il sera arrivé à l'hôtel. Il prend le train et voyage tranquillement, tout en consultant les pages Culture du quotidien La Tribune : rien sur son dernier livre. Arrivé à la gare, il pose sa valise à terre, et un porteur avec une casquette vient la prendre en charge. Il le remercie car son programme pour la tournée de rencontres en librairie pour faire la promotion de son roman ne mentionnait rien. L'homme lui indique qu'il est garé à l'arrière, qu'il va chercher la voiture, et que Fretwell peut l'attendre là. Il ne revient pas. L'écrivain finit par prendre le tramway, et aller déposer plainte au commissariat. Le policier qui prend sa déposition éprouve des difficultés à croire qu'il ait pu se montrer aussi naïf, et estime qu'il a d'autres affaires plus importantes à traiter. Il finit par s'intéresser à cette plainte quand Fretwell mentionne le vol de sa valise contenant ses livres. À la demande du policier, il lui confie la clé de sa valise.


Une fois ces formalités accomplies, H.G. Fretwell sort l'itinéraire de sa poche, et se met à la recherche de la première librairie où il doit se rendre, alors qu'il se met à pleuvoir. Il rentre dans la librairie Fulgents et se présente à la libraire Rebecca qui lui propose une serviette pour se sécher. Elle porte le même prénom que son épouse, également écrit avec deux C. Le romancier s'installe à la table, avec des exemplaires de son livre devant lui, et une tasse de thé offerte par la libraire. Ils constatent que personne ne vient, aucun client, ce qui surprend Rebecca car lors de la précédente séance de dédicaces il y avait de monde, c'est la première fois que ça arrive. Ce doit être dû au mauvais temps. Avant qu'il ne parte, elle lui fait signer les exemplaires de son roman. Il lui demande si elle a un restaurant à lui recommander, ce qu'elle fait, tout en précisant que toutes les tables sont réservées, et qu'elle doit y manger le soir même avec quelqu'un d'autre. En se levant, il demande comment se rendre à son hôtel, et prend congé. Il passe devant une boutique de jouets, et achète un petit couteau suisse à son fils. Il arrive à l'hôtel, prend la clé de sa chambre et va s'y installer. Il commande un steak comme repas à la réception, et il appelle son épouse pour donner de ses nouvelles, et en prendre de son fils. Le lendemain : une nouvelle séance d'autographe dans une autre librairie.


Andi Watson est un auteur sporadique de bandes dessinées pour adultes et pour enfants, ayant également écrit pour des séries comme Buffy, Namor, ou Alien versus Predator. Il réalise là une histoire complète au cours de laquelle le romancier G. H. Fretwell est confronté à de petits déraillements du quotidien par rapport au déroulement normal d'un tournée promotionnelle de dédicaces. L'auteur réalise des dessins qui donnent l'impression de croquis réalisés sur le vif, avec un trait de plume assez similaire à un trait de crayon, évoquant parfois la légèreté de Sempé (1932-), d'autres fois les traits griffés de Jules Feiffer (1929-). Fletcher est un jeune homme vraisemblablement trentenaire, au physique banal, agréable, au tempérament calme et doux, prenant les choses comme elles viennent sans s'offusquer des contrariétés, sans faire subir sa frustration à ses interlocuteurs, ne prenant pas ombrage du peu d'importance que les uns et les autres lui accordent. L'absence d'aplats de noir renforce cette sensation de légèreté, d'importance très relative des petites contrariétés (et des autres), de la consistance très relative de cet individu et de ce qui lui arrive.


Un autre effet de cette narration visuelle légère pour l'œil réside dans la rapidité de lecture : sensation agréable de progresser à bonne allure, de petits soucis aux conséquences peu dramatiques, d'individu avec un certain recul et une certaine assurance qui qui lui permettent de passer au-dessus de ces frustrations, de ces petits tracas sans en être plus affecté que ça. D'un autre côté, cela ne signifie pas que les dessins manquent de consistance. Dans le prologue, le lecteur peut voir les détails de l'urbanisme et de l'architecture de la ville : la maçonnerie du pont et ses arches, le pavage des rues, les façades de constructions allant d'un simple étage à un R+4, les passages voûtés, les candélabres, les plantations sur les trottoirs, etc. À plusieurs reprises, le lecteur peut ainsi admirer les rues du quartier où se trouve la librairie du jour dans la tournée de dédicace, attestant chaque fois d'un quartier ou d'une ville différente. Il se rend compte qu'il s'agit d'un urbanisme étendu, assez dense en termes de construction, mais d'habitations ne dépassant pas les quatre ou cinq étages, dans une vieille ville, sans tour ni gratte-ciel, ni zone nouvelle, ou zone pavillonnaire. L'artiste se montre tout aussi impliqué dans la représentation des intérieurs : le compartiment banal dans lequel Fretwell voyage, le bureau auquel est installé le fonctionnaire de police et la pièce avec les chaises pour attendre, l'intérieur des quatre librairies où Fretwell s'installe pour dédicacer chacune avec leurs rayonnages distincts, leur volumétrie différente, la réception, les couloirs et la chambre de chaque hôtel avec un standing qui lui est propre, la boucherie, le magnifique hall de l'hôtel particulier où se tient la réception de l'éditeur, le très beau restaurant où Fretwell mange avec Clarke l'éditeur du domaine poésie, le centre de nuit pour les sans-abris, et bien sûr la cellule spartiate où l'auteur est incarcéré.


Les personnages qui évoluent dans ces décors donnent une sensation de même légèreté, et de même singularité, à l'opposé de silhouettes indistinctes ou de figurants sans identité. Le lecteur ressent tout de suite une empathie pour cet homme agréable et calme. Il rencontre avec lui d'autres personnes affables, pouvant se montrer un peu insistantes ou entêtantes, pas toujours commodes tout en restant d'une politesse inébranlable, sans hausser la voix. Chaque individu est animé par ses propres intentions, par son caractère, et il apparaît que les échanges et les interactions limités de Fretwell avec n'ont guère d'incidence dessus, alors que son présent dépend fortement de leur implication, de leur professionnalisme, de l'attention qu'ils voudront bien lui consentir, soit pour l'accueillir et lui tenir compagnie pendant la séance de dédicace, soit pour lui fournir sa chambre d'hôtel et lui expliquer quelques consignes, soit pour l'interroger sur ses faits et gestes de manière insistante tout en restant poli, ce qui installe un malaise soupçonneux. La forte pagination permet à l'auteur de développer des conversations sur plusieurs pages sans donner l'impression de le faire comme expédient narratif. Par exemple, le dialogue entre Fretwell et l'éditeur de poésie s'étale sur 14 pages dans une mise en scène alternant champ et contrechamp, comme une discussion à table, sans sensation de longueur ou de raccourci graphique, une narration naturaliste pour une situation normale et banale.


Le lecteur se laisse donc emmener pour une longue balade dans cette tournée de dédicace. Il ressent la solitude de l'auteur, sans qu'elle ne soit pesante. Il voit comment il est le jouet de décisions arbitraires sur lesquelles il n'a pas de prise : l'information que des librairies ont été réajoutées au programme sans que son avis n'ait été demandé, la qualité fluctuante des hôtels retenus par son éditeur, les coûts supplémentaires qu'il doit régler de sa poche, l'affluence des lecteurs. Il s'habitue rapidement à la routine de l'auteur : se rendre dans une librairie, échanger quelques mots avec le libraire, attendre les lecteurs, prendre congés, se rendre à son hôtel, s'installer dans sa chambre, manger seul le plus souvent dans sa chambre, téléphoner à son épouse pour prendre des nouvelles de son fils, prendre son petit déjeuner en parcourant la rubrique culturelle du quotidien La Tribune, et recommencer le cycle. Il se trouve régulièrement confronté, à des vexations, à de petits écarts. Ça commence avec l'absence de lecteurs, le manque de promotion de son éditeur, le rare client qui aurait préféré rencontrer F.P. Guise l'auteur de Sierra Umbra, roman ayant une bonne critique, et de bonnes ventes. Cela peut être dans le déroulement de la séance de dédicaces : pas d'exemplaires de son livre, libraire ayant prévu de fermer ou même librairie fermée. Cela peut se produire dans l'hôtel : chambre de mauvaise qualité, absence de téléphone, voisin envahissant. Sans oublier cette histoire de libraire qui n'est jamais rentrée chez elle et la police qui soupçonne Fretwell d'être le coupable. Le lecteur observe les réactions de ce dernier : il ne reste pas impassible, mais il ne se met pas en colère, il ne semble pas plus s'inquiéter que ça, il ne ressent même pas de l'agacement qu'il s'agisse de petites contrariétés ou d'accusations graves. Il ne subit pas les événements comme une victime : il continue d'aller de l'avant, de reprendre le cycle normal le lendemain : il fait avec. Il se conduit en individu qui sait qu'il n'a aucune prise sur ces événements : il n'est pas résigné, il accepte les choses comme elle vienne et fait avec. Il n'y a que la privation de sommeil qui finit par altérer son comportement, par miner son calme intérieur.


Cette histoire s'apparente à un véritable roman, évoquant parfois les tribulations de After Hours (1985) de Martin Scorcese, mais avec un personnage principal plus flegmatique, peut-être plus philosophe, ou moins émotionnel. La narration visuelle est délicate et légère, tout en présentant une bonne densité d'informations, et une bonne sensibilité pour transcrire les émotions et les états d'esprit des personnages. Le lecteur ressent la solitude et le détachement du romancier, se rendant compte que les soucis et les contrariétés l'atteignent plus que Fretwell. Il a envie de réagir contre ces petites et ces grandes injustices, ces coups du sort, pour reprendre l'initiative, même si la suite des événements lui montre que c'est à chaque fois vain. Il comprend qu'il s'agit d'une variation sur la confrontation de l'individu à l'absurdité et à l'arbitraire du monde, et d'un hommage à Frantz Kafka (1883-1924), en moins désespéré.

Presence
9
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le 23 juin 2021

Critique lue 138 fois

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