Ce tome contient le début d'une histoire indépendante de toute autre. La première parution date de 2003. Il est écrit, dessiné, et encré et mis en couleurs par Vink (Vinh Khoa), avec l'aide de son épouse Cine pour les couleurs. Il s'agit d'une bande dessinée compte 46 planches. Elle a été rééditée dans Le Passager - Intégrale. Celle-ci comprend également une introduction d'une page rédigée par F'Murrr qui loue la qualité de songe du récit, en indiquant qu'il est impossible de réduire le travail de Vink à une définition


À Sao Paulo, des dizaines de personnes sont rassemblées sur la plage à l'occasion du festival international de cerfs-volants. Un journaliste et son caméraman interviewent Serge, le responsable de l'équipe de France. Une assistante voit Charles, un participant de l'équipe de France, emporté dans le ciel par son cerf-volant. Le journaliste intime à son caméraman de filmer l'homme en train de disparaître dans les nuages. Soudain, Charles réapparaît en tombant en chute libre. Le cerf-volant pique derrière lui, le rattrape, et le remmène dans les nuages. Le journaliste se tourne vers Serge et lui demande si c'est un numéro concocté par le festival. Serge dément formellement l'hypothèse. L'organisateur suspend la manifestation pour l'après-midi et espère de tout cœur que Charles pourra se poser sain et sauf, malgré ces vents violents.


Le cerf-volant continue son vol, au-dessus de la couche nuageuse. Charles reprend conscience avec la sensation d'être dans son lit, mais il s'aperçoit qu'il se tient à un cordage du cerf-volant qui a commencé sa descente. Il fait maintenant nuit, et le cerf-volant vole à quelques mètres au-dessus des flots, passant à côté d'une arche rocheuse avec une énorme méduse bioluminescente à son sommet. Il vole maintenant au-dessus de la terre ferme, et passe par-dessus Grauko, un homme en robe blanche avec couvre-chef, en train de s'adresser à une foule, demandant qui veut venir avec lui, assurant qu'en cinq petits jours sa vie sera transformée. Le cerf-volant passe trop bas, et Charles percute doucement Grauko qui bascule en avant vers la foule. Le cerf-volant finit sa course dans une grande roue, qu'il fait basculer en avant. Cerf-volant, grande roue et Charles tombent à l'eau, et Charles se fait prendre par un tentacule d'un gros monstre marin appelé Batabouf. Ce denier l'avale, ainsi qu'une femme, et ils se retrouvent dans une poche translucide avec vue sur l'extérieur. Finalement Charles et la femme sont recrachés sur la terre ferme où Mija une autre femme, lui tend la main pour l'aider à se révéler. Puis elle le conduit vers une pièce d'eau pour qu'il puisse se rincer, et lui offre un verre d'alcool. Grauko est arrivé sur les lieux e il hurle à Batabouf de recracher le cerf-volant qu'il commençait à avaler.


Impossible de résister à l'attrait d'une nouvelle bande dessinée réalisée par l'auteur de Le Moine Fou et Les voyages d'He Pao. Même si la couverture est assez sibylline, elle présente déjà un travail des couleurs invitant à l'imagination. Vink & Cine utilisent de manière complémentaire à la fois la technique consistant à détourer les formes avec un trait crayonné ou encré, à la fois la technique de la couleur directe. En particulier, les personnages, les vêtements, les animaux, et les principaux éléments de décors sont détourés ; les textures et certaines parties des environnements sont en couleur directe pour donner l'impression qu'ils produisent au naturel. Ainsi le lecteur a l'impression de contempler des nuages et de voir la luminosité changeante dans laquelle ils baignent. Il ressent la granulosité du sable et ses petites dépressions sur la plage. Il éprouve la sensation de la peau visqueuse et boursouflée de Batabouf. Il éprouve la sensation que les brins d'herbe lui chatouillent la peau. Il voit l'eau miroiter sous le soleil. Il voit la poussière de l'atmosphère dans un rai de lumière. Il a l'impression d'entendre le petit craquement des herbes sèches sous ses pas. Cette mise en couleurs participe à part égale avec les traits de contour pour montrer les individus et les environnements. Le lecteur peut se projeter sur cette plage de Sao Paulo, jeter un regard dans la chambre où se réveille Charles, faire une promenade en barque, déambuler dans les rues de la ville, avancer avec précaution dans la forêt.


La narration visuelle emmène donc le lecteur dans un monde entre réalité et rêve, à la fois conforme aux sensations du monde réel, à la fois en décalage, que ce soit les monstres amplifiant un animal réel, ou les individus à tête d'animal. Dès la première page, il est également surpris par les caractéristiques de la représentation des êtres humains : une tête un peu plus grosse que la normale. Cela donne l'impression d'une vision un peu enfantine des individus, comme si l'auteur se focalisait un peu plus sur les visages, pour mieux retranscrire les émotions, pour donner plus d'importance à la personnalité intérieure. De temps à autre, une expression de visage peut être exagérée, par exemple le sourire de circonstance du responsable de la délégation française sur la première page, ou le rictus de l'oiseau CQ étranglé par la cordelette de Charles, mais ça reste très exceptionnel. À la grande majorité, les visages sont ceux d'adultes, avec des émotions filtrées et maîtrisées, ce qui renforce le décalage de la représentation avec des têtes un peu plus grosses. Ce décalage se trouve également dans les différentes situations. Vink peut passer d'une image très prosaïque et ordinaire, à une scène d'aventure, ou dans le registre du merveilleux. Le lecteur éprouve la sensation de se trouver sur une plage ordinaire à regarder les cerfs-volants. Il retient sa respiration quand le cerf-volant s'écrase contre la grande roue dans une scène spectaculaire. Il se frotte les yeux en découvrant 4 personnes passer Charles par-dessus le balcon pour qu'il se rende au petit-déjeuner. L'entremêlement de ces visions de nature différente induit une sensation de conte, voire parfois de rêverie.


Les caractéristiques de la narration donnent une impression de gentillesse. Grauko a beau proposer de transformer les individus en monstre contre leur gré, il n'a pas l'air très efficace, et le résultat n'est pas si traumatisant du fait qu'il s'agit d'une sorte de rêve. Le gros monstre Batabouf qui avale les nageurs le fait en réalité pour le protéger. Les gendarmes sont là pour aider les individus, sans forme de coercition ou de violence. Le danger que représente les eaux bouillonnantes est amoindri par le jeu de mots (bouillonnante pris au sens de qui bout) et par la branche d'arbre providentielle, un cliché des films d'aventure. Le lecteur le ressent comme le fait qu'il s'agit d'un conte où vraisemblablement tout finira bien. Dès la troisième page, il comprend également que les lois de la physique ne s'appliquent pas de manière aussi implacable que dans la réalité, avec le cerf-volant qui fait un piqué pour venir rechercher Charles en chute libre. Charles ne traverse pas le miroir, mais il traverse les nuages, et il éprouve fugacement la sensation d'être dans son lit. Les paysages sont paradisiaques : petite île flottant au milieu d'un large fleuve avec une petite ville de part et d'autre, végétation verdoyante et accueillante. Certains éléments visuels appartiennent à un passé révolu (les uniformes des gendarmes), et un personnage fait observer qu'ici ils parlent en lieues, et pas en kilomètres.


Comme dans tout conte qui se respecte, le lecteur ressent l'inquiétude sourde ou exprimée du personnage principal. Pourra-t-il retourner chez lui ? Risque-t-il d'être transformé contre son gré ? Pour quelle raison son ami Jean ne le reconnaît-il pas ? Quelles sont les intentions des wochitas, cette peuplade absente ? Le lecteur entend bien le malaise de Charles qui mesure petit à petit à quel point son retour est improbable et peut-être impossible, qui découvre progressivement des règles ont il ignore tout et qui s'imposent à lui de manière arbitraire. Il dispose d'une amie Lyzie qui l'aide et le guide, qui lui laisse prendre l'initiative de ce qu'il souhaite faire, de l'endroit où il veut se rendre, mais qui ne comprend pas ses questionnements. Il constate des faits qu'il ne peut pas expliquer, qui semblent sous-entendre un ordre des choses qui n'est pas naturel, voire contre nature : des êtres humains à tête d'animal, l'absence de technologie moderne, des pierres lumineuses qui clignotent… La traversée des nuages et la case où Charles est dans son lit évoquent un songe, une déformation de la réalité soumise aux pensées refoulées, sur laquelle l'inconscient agit. Dans son introduction, F'Murr observe que ce récit présente une consistance similaire à celle d'un rêve : il est difficile d'en saisir les contours ou de s'appuyer sur des certitudes, mais sa logique interne est indéniable et implacable. Charles se retrouve dans un monde déconnecté du sien, duquel il ne peut s'échapper (il ne peut pas regagner le monde normal) et il est confronté à des anormalités. Il est avalé par un monstre, pris en charge par une charmante demoiselle, poursuivi par un individu dogmatique qui souhaite le transformer en révélant son moi véritable, choqué par une enfant dont les dents sont entretenues par des filipilis (des sortes d'insecte), déstabilisé par le fait que son ami Jean ne souhaite pas avoir de contact avec lui, etc. Le lecteur peut y voir autant de questionnements non résolus, de conflits intérieurs en suspens, de ressentis non explicités. C'est comme si Charles était encore en train de traverser les nuages, comme s'il se trouvait encore dans le passage, déjà un peu éloigné de l'état de conscience, mais pas encore pleinement capable de déchiffrer la réalité symbolique qui prend cette forme onirique.


S'il a suivi la carrière de Vink, le lecteur sait en entamant cet ouvrage qu'il peut s'attendre à un récit riche et subtil. Néanmoins, il éprouve la sensation de redécouvrir l'auteur, à la fois pour ses dessins et sa mise en couleurs, à la fois au travers d'un récit simple et facile mêlant aventure et réalité rêvée. Il lui faut un peu de temps, comme au nouveau venu, pour laisser sa lecture s'imprégner, pour laisser son cerveau décanter ces péripéties et appréhender un langage différent qui parle de processus psychiques délicats.

Presence
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le 11 nov. 2019

Critique lue 115 fois

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