Ce tome est le troisième d’une intégrale en 4 tomes. Il comprend 15 chapitres du récit, écrits, dessinés et encrés par Osamu Tezuka (1928-1989). Les différents chapitres de cette série sont parus de 1972 à 1983, et le récit total comprend environ 2.700 pages, réparties en 4 tomes pour cette troisième édition en VF. Ce manga en noir & blanc raconte la vie de Siddhārtha Gautama, le premier Bouddha, le chef spirituel d'une communauté qui a donné naissance au bouddhisme. Il s'achève par une carte de l'Inde et du Népal permettant de suivre l'itinéraire de Bouddha, et une autre carte situant les principaux lieux du récit : Kapilavistu, Lumbini, Kosala, Kushinagar, Sarnath, Bodh Gaya, Magadha.
Dans la capitale du royaume du Magadha, deux individus se sont lancés dans un duel à l'épée en pleine rue, un grand costaud avec une énorme épée, et un plus élancé avec une lame plus fine. Les passants s'attroupent et s'assoient même pour profiter du spectacle. L'un d'eux discute avec son voisin, estimant que c'est du bidon et que les deux combattants sont de mèche, essayant d'attirer l'attention pour se faire engager comme soldat du roi. Effectivement, fourbus, les deux bretteurs repartent main dans la main. Dévadatta quitte son voisin loquace et se dit qu'il vient de trouver ce qu'il cherchait : il va former un bretteur pour qu'il intègre les gardes royales, tout en restant son manager. Il repère deux guerriers qui ont l'air prometteur et promet une belle somme d'argent au gagnant : ils sont tous les deux décevants. Il leur lance le sachet en s'en allant, et ils découvrent qu'il ne contient que des petites pierres. Continuant son chemin, il voit un individu costaud en train de fendre du bois : Tatta. Il sent que c'est un individu sérieux. Il entame la conversation, le suit quand il s'en va et parvient à la convaincre.
L'entraînement commence de Tatta : à la fois physique et au combat pour développer ses réflexes, à la fois une instruction de type scolaire pour qu'il puisse s'adresser correctement au roi. Sa femme Miguéla estime qu'un paria comme lui ne pourra jamais devenir un guerrier, car la caque sentira toujours le hareng. Finalement, Dévadatta estime que Tatta est prêt et ils vont se présenter au palais où ils sont reçus par le premier ministre Vandriloc. Pendant que Tatta est testé dans un duel à l'épée, Dévadatta raconte son histoire personnelle au premier ministre : il vient du Kapilavastu. Son père le seigneur Bandaka est mort avant sa naissance. Vandriloc est satisfait : ils sont engagés. Ils sont présentés au roi Bimbisara. Dévadatta remarque qu'il n'a pas bonne mine. Le premier ministre explique qu'il est préoccupé. Un shramane, un moine errant, lui a prédit qu'il mourrait à l'âge de quarante et un ans, d'une mort violente, tué par quelqu'un de sa propre famille. Quand le prince Ajasé est né il y a huit ans, le prince a perdu la tête et a tenté de l'étrangler par deux fois.
En fonction de sa familiarité avec Siddhârta Gautama, le lecteur sait plus ou moins à quoi s'attendre dans ce tome : le personnage a connu l'éveil dans le tome précédent, et il ne lui reste plus qu'à enseigner. Il commence par le faire avec des gazelles, puis des crocodiles, puis des hommes. Siddhârta Gautama semble avoir acquis son apparence définitive et être arrivé à la plénitude de sa sagesse : jeune homme calme et serein, souvent assis en position du lotus pour méditer ou pour dispenser sa sagesse, avec cette étrange coiffe, cette marque au milieu du front, et souvent un halo lumineux autour de lui. Il est devenu Bouddha. Le lecteur voit une représentation idéalisée, même si elle n'est pas immuable. Le personnage peut changer de vêtement, enlever sa longue robe pour se retrouver en pagne, et son corps présente la marque des coups et blessures quand il se fait frapper. En tant que sage, il dispose de capacités surnaturelles, telles que celle de sortir de son corps pour entrer dans l'esprit de quelqu'un d’autre, ou une énergie exceptionnelle qualifiée de force mentale, parfois utilisée sous forme de psychokinésie. L'artiste représente ces actes merveilleux au premier degré, de façon prosaïque, sans chercher à l'expliquer, sans passer en mode impressionniste ou expressionniste. Il laisse le lecteur libre de rejeter ces éléments comme étant de pures fantaisies, ou comme étant à prendre comme des métaphores, comme une représentation à caractère naïf de l'effet produit par la sagesse de cet individu, sur les autres.
À plusieurs reprises, Bouddha est amené à exposer un principe fondamental de sa représentation de la vie : aucun organisme vivant ne peut vivre coupé des autres, tout dépend de tout, tous les êtres sont reliés les uns aux autres. En phase avec cette notion d'interdépendance universelle, le récit consacre beaucoup de pages aux autres. Par exemple, Bouddha lui-même n'apparaît pas avant la page 81 de ce tome. Il n'est pas de toutes les séquences. De nombreuses scènes ont pour personnage principal un autre que lui : Tatta & Miguéla, Dévadatta, Yatara, Uhbaka, Dhepa avec Wappa, Kaudinya, Baddiya, Mahanaman, le prince Virudhaka / Luly, l'inspecteur Pampass, Ananda, Rita, Ahïnsa / Angulimala, les 3 brahmanes Kashyapa (Uruvéla + Nadi + Gaya), sans compter les animaux. Il n'y a pas de petits personnages, chacun a une histoire personnelle, une apparence unique, ses propres motivations. Qu'il soit plutôt du bon côté de la morale ou de la loi, ou du mauvais côté, il n'y a pas de personnage monolithique. L'auteur s'avère un conteur formidable car le lecteur éprouve de la sympathie pour chacun d'entre eux. Il parvient à comprendre de qui il s'agit pour les personnages étant déjà apparus dans les chapitres précédents, même s'il ne se souvient plus exactement de ce qui leur est arrivé auparavant. Il n'est jamais perdu parmi tous ces individus. Chacun vit sa vie, et le lecteur peut voir comment l'interaction avec Siddhârta Gautama pour les premiers, ou avec Bouddha pour ceux qui apparaissent dans ce tome, change leur vie.
Durant ces quinze chapitres, Osamu Tezuka raconte énormément d'événements très souvent spectaculaires, faisant de cette histoire un récit d'aventure haut en couleur : un guerrier allant délivrer un prince capturé par un éléphant, des manœuvres diplomatiques pour annexer définitivement un territoire revendiqué par deux pays, un duel dans une arène entre deux champions, une trahison et les manigances d'un ami contre une jeune femme aveugle, le sacrifice du roi de cerfs pour protéger son peuple, la parabole de Zeb le zébu, une biche dévorée par des magnans (des fourmis carnivores), un prince voulant faire piétiner Siddhârta par son éléphant, un homme sauvé des sables mouvants par un gigantesque naja, le cambriolage de la demeure d'un joailler, la libération d'une jeune esclave, la manifestation du démon Mara, le coupage de bûches par la pensée, la descente du fleuve à dos de crocodile, la parabole des canards, et celle du fils du marchant d'eau, et tellement plus encore. Une saga d'une immense ampleur, à la richesse abondante.
Le lecteur retrouve également les caractéristiques de la narration visuelle d'Osamu Tezuka, tout aussi riche et pleine d'entrain. Il navigue entre les registres avec une aisance et un naturelle confondant. D'une manière générale, il dessine ses personnages de manière simplifiée, pour les rendre plus expressifs, avec une apparence un peu naïve, mais aussi une direction d'acteurs naturaliste, ce qui leur donne un souffle de vie extraordinaire. Très rarement, il va faire glisser ce registre de représentation vers une représentation plus réaliste pour rendre la scène ou le moment plus tragique. Plus régulièrement, il va accentuer la simplification ou exagérer la gestuelle vers un registre plus enfantin, comme si les personnages étaient plus impulsifs et moins réfléchis, ou passer en mode comique. Pour ce dernier cas, le lecteur retrouve les quatre brahmanes compagnons de Dheva : Wappa, Kaudinya, Baddiya, Mahanaman. Ce dernier est représenté avec la tête à l'envers, soit parce qu'il est suspendu la tête en bas à un élément hors case, même quand il n'y a aucun élément de décor auquel se raccrocher. Un autre est montré percé par une vingtaine de clous de charpentier à différents endroits de son anatomie, correspondant à son mode d'ascèse, à ne pas prendre de manière littérale bien sûr.
L'artiste se montre toujours aussi inventif dans le découpage de ses planches, accordant le même degré d'implication à chacune, malgré la pagination élevée. Par exemple, lors du combat entre Tatta et Yatara, il peut utiliser des cases trapézoïdales disposées en rayon pour accompagner le mouvement et la rapidité de chaque coup porté, pendant les 17 pages que durent le combat. Il n'hésite pas à faire un usage modéré et opportun des exagérations, par exemple quand Yatara envoie Tata voler dans les airs et que son corps heurte un muret dont les briques se disjoignent sous l'impact. Tezuka est toujours aussi facétieux et malicieux, mettant à profit sa maîtrise experte de la narration visuelle. Ainsi, les personnages peuvent briser le quatrième mur, par exemple en page 74 quand Miguéla se retrouve projetée en arrière quand Tatta lui hurle dessus, et qu'elle brise les traits séparant les cases sous la force du volume sonore. De la même manière, il s'amuse à intégrer des anachronismes soit dans le dessin, soit dans les dialogues, pour rendre ses comparaisons plus percutantes : un personnage qui lit des mangas pornographiques, la mention de Walt Disney, du général Custer, du whisky, des chiens policiers, le journal télévisé, des panneaux publicitaires, l'ordinateur. Sous cette forme, et sous d'autres, l'humour est bien présent dans le récit. Il intègre de rares clins d'œil à son œuvre comme monsieur Moustache pour le personnage de l'inspecteur Pampass, ou encore un personnage qui prend l'apparence de Black Jack le temps d'une case.
En ayant reçu le don de Brahma, Siddhârta Gautama a été marqué sur le front, et sa vision de la vie a évolué. Dans la mesure où il s'agit du récit de sa vie, l'auteur évoque ses enseignements, sans prosélytisme, en laissant le lecteur libre d'y réagir comme il le souhaite, en fonction de sa sensibilité, de ses propres croyances, de son expérience de vie. Il peut le prendre de manière littérale, ou à l'opposé comme un conte merveilleux, ou entre les deux comme une métaphore de la vie intérieure d'un individu. En devenant éveillé, Siddhârta acquiert le titre de Bouddha, ce qui fait dire aux puissants et aux brahmanes qui le voient arriver qu'il se prend pour quelqu'un d'important, qu'il a la prétention de savoir. Alors que dans les deux premiers tomes, Siddhârta était convaincu que la seule réalité de la vie était de souffrir, son illumination le fait changer d'avis. Il l'énonce de manière explicite : nous autres êtres vivants ne sommes pas sur Terre pour vivre les tourments et la souffrance. Une vie pareille ne vous semble-t-elle pas dépourvue de sens ? À un contradicteur, il lui suggère de se poser les questions suivantes. Que suis-je en train de faire ? Ce que je suis en train de faire est-il important pour moi ? Est-ce que cela compte pour autrui ? Et puis pour beaucoup d'autres ? Est-ce que cela compte pour tous les habitants de mon pays ? Pour le genre humain tout entier ? Quelles conséquences cela aura-t-il sur la nature et sur tous les êtres vivants ? Réfléchis bien à ces questions. Et si tu arrives à une conclusion négative, alors arrête-toi. Car dis-toi que notre monde n'est qu'une seule et même chose ou tout dépend de tout. C'est le thème récurrent des enseignements de Bouddha : l'interdépendance universelle, ainsi que ce qui cause la souffrance des hommes, et la possibilité d'oublier, de s'oublier.
Quelles que soient ses convictions, le lecteur peut être intéressé par la découverte de la vie de Bouddha, individu ayant vécu au sixième siècle ou cinquième siècle avant Jésus Christ, dont les enseignements façonnent la vie de millions d'individus à l'échelle planétaire. Ce manga lui fournit l'occasion de satisfaire sa curiosité par un récit d'aventures rocambolesques dont la construction reprend chronologiquement sa vie, tout en mettant en scène l'interdépendance universelle avec la mise en scène de nombreux personnages, la plupart issus des couches populaires de la société. En outre, la narration visuelle est formidable d'inventivité, avec des touches facétieuses savoureuses. Un chef d'œuvre.