Avec La Ville (1985), premier volet de la New York Trilogie, Will Eisner nous offre une œuvre où la véritable star n’est ni un héros masqué, ni un génie torturé, mais les rues, les immeubles, et les petits drames du quotidien qui composent l’âme de New York. Ce n’est pas une bande dessinée qu’on lit pour l’action ou l’intrigue : c’est une immersion dans la poésie des pavés, une série de fragments d’humanité capturés avec une précision désarmante.
Ici, pas de super-héros ou de twists haletants. Eisner s’intéresse aux gens ordinaires, ceux qu’on croise sans voir, ceux qui habitent les fissures de la ville comme les fourmis dans un trottoir craquelé. Chaque page est un hommage au bruit, à la vie, et parfois à la solitude écrasante qui se cache sous le grondement perpétuel de la métropole.
Le dessin, en noir et blanc, est à la fois brut et élégant, avec des lignes qui semblent sculptées dans la pierre même des immeubles. Eisner capture les expressions humaines avec une tendresse rare, et ses décors urbains, presque vivants, transforment chaque bâtiment en personnage à part entière. La ville elle-même est une entité, un être colossal qui respire, qui grince, qui étouffe parfois ses habitants… et c’est là tout le génie de l’œuvre.
Narrativement, La Ville n’est pas une histoire au sens classique du terme, mais une mosaïque de scènes et de personnages. Eisner nous plonge dans des instants fugaces : un homme seul face à son reflet, une rue vide qui porte encore l’écho des vies qu’elle a abritées, ou le poids du passé suspendu au coin d’une rue. C’est beau, mais c’est aussi parfois frustrant : la fragmentation du récit peut donner l’impression d’une œuvre insaisissable, où tout se touche sans jamais vraiment se rejoindre.
Le rythme contemplatif peut désarçonner ceux qui cherchent un fil conducteur solide. Mais pour ceux qui acceptent de se laisser porter par ces instantanés de vie, La Ville offre une richesse émotionnelle qui compense largement l’absence d’une intrigue traditionnelle. Chaque page est une invitation à regarder de plus près, à trouver la beauté dans les coins les plus inattendus.
Eisner explore aussi les thématiques universelles avec une simplicité qui touche en plein cœur : l’isolement, le passage du temps, la mémoire collective d’un lieu. Et sous cette simplicité se cache une complexité émotionnelle qui laisse souvent le lecteur pensif, voire un peu mélancolique.
En résumé, La Ville est une déclaration d’amour douce-amère à New York, mais aussi à toutes les villes et à la vie qui s’y cache. Will Eisner prouve une fois de plus qu’il est un maître du médium, capable de transformer le banal en sublime. Une œuvre qui vous fera regarder les rues différemment, et peut-être écouter les murmures des immeubles, juste pour voir s’ils n’ont pas une histoire à raconter.