Jean, un trentenaire célibataire et sans histoires, mène deux vies en parallèle. Sa première vie se déroule durant la journée. Employé municipal dans une petite ville de province, Jean a un job sans prise de tête: il installe des bureaux, démonte des chalets sur le marché de Noël, ramasse des sapins… Bref, sa vie est simple et réglée comme du papier à musique. Apprécié par ses collègues, Jean n’est pourtant pas tout à fait comme eux. Le matin, le soir et la nuit, il mène une deuxième vie… sur Internet. Dès qu’il n’est pas au travail, Jean se connecte sur son smartphone ou sur son ordinateur. C’est comme une drogue: il a besoin de surfer. Il va sur Twitter, recherche des internautes avec qui discuter en ligne, joue à des jeux vidéo de guerre contre un certain « vieilletruievolage » (qu’il n’a jamais rencontré mais à qui il se confie comme à un véritable ami), passe des heures sur des sites d’actualité et sur des sites porno, auxquels il est clairement accro. Ses collègues de travail, qui l’invitent régulièrement à venir boire des verres avec eux, s’inquiètent de l’impact de ces nuits blanches sur la santé physique et mentale de Jean. D’autant plus que dans le même temps, celui-ci fait la connaissance bien réelle de Carine, une fille qui travaille dans le bar du patelin. Revenue en province après une expérience décevante à Paris, elle est séduite par le côté un peu différent de Jean et entame une relation avec lui. Mais malgré le fait qu’ils passent des bons moments ensemble, le jeune homme continue à passer autant de temps sur Internet, ce qui ne manque pas d’interpeller Carine. Il lui explique qu’il a besoin de toutes ses rencontres virtuelles pour s’évader de son quotidien et pour s’enrichir intellectuellement et culturellement. Il lui parle aussi de Timfusa, cet(te) internaute qui habite dans le Wyoming, aux Etats-Unis, avec qui il poursuit une mystérieuse conversation par photos interposées. A priori, Jean semble trouver un certain équilibre entre ses deux vies. Mais la réalité ne va pas tarder à le rattraper…
La vie sur Internet est-elle aussi « la vraie vie »? C’est la question que posent le scénariste Thomas Cadène et le dessinateur Grégory Mardon dans ce roman graphique étonnant, qui aborde notre dépendance de plus en plus grande aux écrans. Ce qui est intéressant dans l’approche des deux auteurs français, c’est qu’ils ne jugent pas. Ils ne pointent pas du doigt l’attitude de Jean et ne versent pas dans la moralisation pour affirmer que c’est bien ou mal de passer beaucoup de temps sur Internet. Ils constatent simplement qu’il s’agit d’un fait de société et que les écrans ont envahi notre quotidien, avec forcément un impact sur notre mode de fonctionnement. Ils n’ont pas non plus choisi un personnage principal asocial et dépourvu d’amis, ce qui aurait pu expliquer sa dépendance aux rencontres virtuelles. Au contraire, Jean est plutôt sympathique. Il a même une amoureuse. Mais pour une raison étrange, il semble avoir plus de facilité à accorder sa confiance à des gens qui se cachent derrière un pseudonyme, dont il ne connaît ni le vrai nom, ni l’âge, ni même le sexe. D’un point de vue graphique, les pages dessinées par Mardon se présentent souvent sous forme de « patchworks », histoire d’illustrer la multitude d’images (souvent très violentes et très crues) auxquelles Jean est exposé en permanence sur la Toile. Ce style graphique permet aux auteurs de « La vraie vie » de décrypter la manière dont le monde réel se mélange avec le monde virtuel, avec des frontières de plus en plus floues entre les deux. A la limite de la sociologie et de la psychologie, le récit de Thomas Cadène et Grégory Mardon n’est certes pas parfait, notamment parce qu’on éprouve parfois un peu de difficultés à comprendre les motivations de Jean, mais il a le mérite de susciter la réflexion sur la place prise par l’Internet dans nos vies. Sans réponse toute faites mais en posant cette question fondamentale: finalement, c’est quoi la vraie vie?
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