Satire sociale ? Conte philosophique ? Saga surréaliste ? Le Bibendum Céleste est tout cela. Mais au travers de ce métissage de genres, on devine également une audacieuse recherche artistique qui ridiculise, si le besoin s'en faisait encore sentir, l'acception souvent péjorative de ce « divertissement culturel populaire » qu'est la Bande dessinée. Une métabd avec un langage et des approches de création et de perception réservées ; un mode d'emploi particulier qui réclame l'inhibition de nos velléités humanistes et autres instincts manichéens, l'oubli des codes graphiques et narratifs classiques et le pourvoi d'un regard vierge pour fonctionner. Cette œuvre se mérite, et il faudra faire preuve d'ambition et de persévérance pour tâcher d'en extraire la quintessence et jouir de sa folie douce.

C'est au rythme d'un scénario en liberté, par instants presque anarchiste, que l'auteur met en scène les aventures surréalistes de Diego, phoque de son état, tout frais débarqué dans la ville de New-York sur Loire. Un antihéros d'un vide abyssal, qui ne parle jamais, ne décide de rien, ne fait rien, et n'existe que comme l'instrument et le catalyseur d'une pléiade de personnages secondaires grotesques interprétant la comédie (ou la tragédie ?) grinçante du bien contre le mal. Mais au-delà de la représentation d'une dualité où l'un ne peut exister sans l'autre, c'est la partition de leur perverse osmose que l'on joue ici. À ma droite, les représentants municipaux, concevant Diego comme le futur lauréat du « prix Nobel de l'amour », la nouvelle égérie d'un peuple qui sera ainsi plus facile à discipliner. À ma gauche, le Diable. Mécontent de ce déversement lénifiant et incontrôlable de bonheur, il veut s'emparer de la narration pour en infléchir les desseins. Au milieu, une galerie de portraits croustillants, ridicules ou démesurés. Un Azazel plus risible qu'effrayant qui n'hésitera pas à retourner sa veste allant même jusqu'à invoquer le Bon Dieu. Des chiens doués de parole, aspirant à plus de reconnaissance, qui ne se montreront que les meilleurs amis d'eux-mêmes. Des politicards écoeurants et odieux, marionnettistes d'une populace servile et pantin. Un narrateur sans corps, personnification de la mise en abyme du récit...

Ce gigantesque meccano conceptuel multiplie les thématiques (consommation outrancière, pollution, appauvrissement intellectuel, manipulation des masses...) dans une logique tout en contrepieds empreints de cynisme, de lucidité, de cruauté et quelquefois de poésie. Il ne s'affiche jamais moralisateur. L'imagination sans borne de Crecy s'y déguste par des envolées littéraires et un univers pictural démentiels. Les alternances du trait (nerveux, fouillé ou plus flou) et de la colorisation forment un kaléidoscope de styles qui participe activement au décryptage de l'œuvre. Et bien que n'ayant pas extirpé toute l'essence expressionniste et symbolique de ses prodigalités graphiques et lettrées, j'ai la conviction que rien n'est gratuit et que cette profusion de détails est autant de balises et d'argumentations d'idées. Il ne faut, en aucun cas, y voir de l'esbroufe ou de la prétention.

Je vous sens encore hésitants et je vous comprends. La rareté et la nébulosité des indices et des clefs rendent la lecture difficile. Il m'a fallu la presque totalité du premier tome pour trouver mes marques, une semaine pour tout digérer puis tout recommencer avec l'esprit apprivoisé. Au bout du compte, j'ai adoré. Certains goûts demeureront impassibles, définitivement hermétiques à la pertinence heuristique de l'oeuvre, mais toute heureuse tentative sera au moins récompensée par une délectation visuelle. Et si par bonheur le message passe, je vous jure que vous en redemanderez.

La BD, un art ? Avec son Bibendum Céleste et sa manière différente de contempler le monde, Nicolas de Crecy nous prouve, une fois pour toutes, qu'il n'est plus la peine de se poser la question.
Sejy
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le 19 août 2011

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Sejy

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