Ce tome est le dernier d’une tétralogie, il fait suite à Le Chant des Asturies (3) (2019) qu’il faut avoir lu avant. Sa première édition en version originale, date de 2023. Il a été réalisé par Alfonso Zapico pour le récit et les dessins, la traduction a été réalisée par Charlotte le Guen. Son édition en français date de 2024. Il comprend deux cent trente-quatre pages de bande dessinée, en noir & blanc avec des nuances de gris.
Quelque part dans les montagnes dans la région de Montecorvo, en période hivernale, un groupe de quatre rebelles avancent sur un chemin entre les champs : ils voient Jorobín s’avancer vers eux. Le paysan les informe que don Dimas, un marchand de bétails, est au bar du village, il joue aux cartes avec un de ses hommes de confiance, un tueur qui s’appelle Isacio. Il leur conseille de faire attention à lui. Le matin même, Isacio a vendu de nombreuses vaches à la foire, il a sur lui quinze milles pesetas. Jorobín est sûr de lui. Les camarades lui donnent de l’argent pour le remercier de cette information : le paysan ajoute que le fermier et son garde du corps seront ronds comme des queues de pelle. Les quatre rebelles se disputent : certains contents de l’aubaine, d’autres qui aurait préféré aller abattre du charbon dans la mine. Ils continuent leur chemin, ayant décidé de s’en tenir au plan initial. Arrivés devant le bar et avant d’y entrer, ils se concertent une ultime fois : ils entrent, le meneur prend la parole sans tourner autour du pot, et dans dix minutes ils seront en train de remonter dans la montagne, il n’y a pas à être nerveux. À l’intérieur, le marchand joue aux cartes avec son homme de confiance et deux militaires. Ils discutent sur des toreros. Les quatre rebelles s’installent au comptoir et demandent un verre de vin chacun. Un militaire les interpelle et le meneur répond qu’ils sont des commerciaux qui ne font que passer.
Le militaire retourne à sa partie et prévient son collègue en chuchotant, lui demandant de prendre son fusil. Puis il renverse la table pour que le marchand se protège derrière et la fusillade se déclenche soudainement. Les militaires tombent sous les balles, ainsi que le garde du corps, un rebelle gît au sol, mort. Les trois autres repartent avec l’argent et remontent dans la montagne. Dans la caserne Conde Duque à Madrid, le juge informe que le conseil de guerre reprend sa séance, contre les gardes qui ont participé à la révolte du cinq octobre. Il donne la parole au procureur. Celui-ci se lance : dans un instant, il présentera les preuves qui accusent l’un des meneurs de la révolution manquée. Des preuves qui l’obligent à réclamer une condamnation exemplaire pour un officier de la Garde d’Assaut : le lieutenant Maximo Moreno. Tel que les membres du jury peuvent le voir, arborant ses médailles, le lieutenant a conspiré contre la République et a organisé les milices socialistes de Madrid. Il est interrompu par l’avocat de la défense. Mais le juge lui redonne la parole pour qu’il continue. Le lieutenant Moreno a été associé depuis 1938 au recrutement et à la formation des Jeunesses Socialistes.
Dernier tome, et tout est déjà joué : la Révolution a échoué, les rebelles sont traqués, jugés, emprisonnés, exécutés, l’ordre établi revient en force. S’il dispose de connaissances sur cette période historique dans cette région du monde, le lecteur a déjà anticipé le fond de ce quatrième tome. En effet, comme dans le précédent, l’auteur s’attache aux rebelles fuyards, aux militants jugés, aux êtres humains dont les convictions n’ont pas permis de changer l’état du monde, qui se retrouvent au mieux à revenir à leur servitude antérieure, ou au pire humiliés, exterminés. Le bilan s’avère déprimant, pour tout le monde. Le lecteur retrouve exactement ce qui fait la saveur des trois tomes précédents. Une narration visuelle privilégiant la spontanéité de formes pas toujours affinées, avec quelques dialogues d’exposition appuyés, et même des têtes avec un texte explicatif à côté, quand le petit marquis présente les individus s’étant réfugiés dans la montagne et avec qui il partage des hébergements de fortune. Le temps est venu pour les uns et les autres d’accepter ou de se résigner à l’échec cuisant de la Révolution, à un retour à la normalité de l’exploitation capitaliste à laquelle ils n’ont pas échappé, voire encore plus humiliante par le fait qu’ils sont à la merci de patrons pouvant leur interdire l’accès à tout emploi dans la région. Les idéaux n’ont pas suffi pour faire triompher une simple justice sociale.
Comme dans le tome précédent, l’auteur fait en sorte d’exposer plusieurs points de vue, en mettant en scène des situations vécues par des individus dans des positions sociales très différentes. L’empathie du lecteur est tout acquise pour les ouvriers et les prolétaires qui se sont révoltés contre une exploitation capitaliste crasse. Cela le place dans une position un peu déséquilibrée où il ressent l’injustice de les voir punis pour leurs actions, tout en se souvenant bien des visuels dans lesquels ils tiraient sur l’armée, ils tuaient des êtres humains remplissant leur fonction de soldat, ou bien même ils exécutaient froidement des individus sans défense comme un curé. La première séquence montre les rebelles réfugiés dans la montagne, abattre froidement un riche marchand et des soldats, pour dépouiller le premier, avec des dessins un peu bruts de décoffrage qui pourraient presque en devenir comiques, à ceci près que le lecteur ressent bien que ces hommes soient aux abois, acculés. Il se rend compte que l’auteur lui fait retourner sa veste, puisque dans la deuxième séquence, le lecteur prend fait et cause pour un lieutenant de l’armée régulière en uniforme, jugé pour trahison, un quadragénaire vaguement bedonnant. Puis il grimace en voyant les deux parties d’une foule lors de l’inauguration de la statue consacrée au défunt marquis de Montecorvo del Camino : d’un côté les prolétaires qui sont contraints d’accepter cet hommage à cet homme qui incarne l’exploitation capitaliste, de l’autre ceux qui sont déjà en train de discuter comment relancer les affaires après son décès, dans les deux cas aucun sentiment pour le défunt, que des réactions au symbole qu’il représente. Par sa mise en scène et sa direction d’acteurs, le dessinateur sait faire croire à la réalité des uns des autres : trois femmes se retrouvant à vivre ensemble dans un village et accueillant un orphelin puis un autre, des prolétaires qui ne se connaissaient pas obligés de vivre ensemble à la dure, un jeune homme discutant football avec son bourreau sur l’échafaud, un brigadier seul face à un groupe de mineurs en grève, etc.
Comme dans les tomes précédents, l’art de conteur du bédéiste fait voyager le lecteur dans des endroits variés : les montagnes, des villages, des habitations isolées, un tribunal, la place d’un village, un stade de football, une prison pour hommes, un train, une plage, une mine de charbon, un monastère abandonné, etc. Chaque lieu est rendu concret et unique par des détails bien choisis et authentiques. Il sait mettre en scène et rendre plausibles des moments inoubliables : cette fusillade dans une auberge, Tristán Valdivia racontant des histoires aux rebelles à la viellée, un enfant mangeant enfin à sa faim, un médecin contraint et forcé par une femme en colère à examiner un enfant, la colère silencieuse d’une foule suite à une exécution capitale en public, une fusillade entre rebelles et soldats sur une plage, une femme d’une soixantaine d’années recevant des fuyards chez elle, leur servant le café et leur demandant la raison pour laquelle ils ont fait la révolution. Que ce soient des personnages qu’il a suivi depuis le début, ou des inconnus, le lecteur ressent une réelle empathie pour eux, s’inquiétant de leur sort, indigné ou révolté par l’injustice qu’ils subissent, certains jusqu’à la mort.
En fonction de ses attentes, le lecteur peut ressentir de l’étonnement à ce que l’auteur passe de la grève générale à la Révolution insurrectionnelle, puis à la débande, sans montrer l’éphémère République socialiste asturienne, proclamée dans la ville d’Oviedo. Le propos de la bande dessinée réside ailleurs : dans ce qu’il advient de ceux qui ont fait cette Révolution. Pour autant, le récit continue de mettre en scène la réalité historique et le sort de ces rebelles. De séquence en séquence, le lecteur relève plusieurs situations : à commencer par participer à l’animation des Jeunesses Socialistes qui constitue un élément de preuve de la culpabilité d’un lieutenant accusé. L’inauguration de la statue commémorative du marquis célèbre l’oppresseur capitaliste : le lecteur y voit le fait que l’Histoire est écrite par les vainqueurs, ainsi qu’une humiliation cruelle de ceux qui se sont révoltés. L’exécution des meneurs revient à punir les responsables, mais aussi réduire à néant la révolte qu’ils portaient en eux et à servir d’exemple pour ceux qui seraient tentés d’essayer à leur tour. Le jeune condamné à la peine capitale évoque son espoir passé de jouer au football en professionnel : ce qu’il redoute par-dessus tout c’est qu’on se méprenne sur son équipe favorite, une métaphore de l’instrumentalisation mensongère de son engagement politique. Etc.
Le lecteur constate que l’auteur ne s’arrête pas à montrer comment la répression poursuit son œuvre, légitimée par le retour à l’ordre établi et voulant exterminer tous les rebelles. Alors qu’une nouvelle grève éclate, un brigadier se retrouve à aller parlementer seul face au meneur des grévistes. Ce dernier lui fait observer que pour l’instant, c’est les militaires qui commandent. Mais si les grévistes discutent entre eux, peut-être qu’ils remettront le bazar comme en octobre. Peut-être que cette nuit le brigadier va aller se coucher au Cercle Catholique et demain matin il se réveillera dans une commune socialiste. Et s’il s’enfuit à la capitale, en deux jours ils le retrouveront et ils lui règleront son compte. Plus tard une dame d’une soixante d’années demande à Apolonio pourquoi ils l’ont fait la révolution. Le mineur lui répond qu’il a une fille qui s’appelle Isolina. Il ne sait pas de quelle façon ce qu’il a fait pourra servir à sa fille, mais… Quelque chose dans sa tête lui disait qu’il doit le faire pour sa gamine. Personne ne savait exactement ce qu’ils allaient faire, pas même le bon Dieu. Tout mettre sens dessus dessous, virer le patron, dynamiter la cathédrale. Ils ont embarqué des gens avec eux, des gens qu’il ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais croisés dans sa vie. Ce qu’il veut, c’est que sa fille ait un avenir. Qu’elle ne subisse pas tout ce qu’il a dû subir. Pour les enfants, on fait ce qu’on a à faire. Elle ne le mérite pas sa fille, de mener la vie misérable que sa mère et lui ont vécu. Une belle profession de foi.
Comment tout cela peut-il finir ? L’Histoire a déjà répondu à cette question, et l’auteur s’y tient. Sa narration visuelle conserve toutes ses qualités : une apparence de spontanéité, un sens impressionnant du bon dosage d’informations visuelles, et du choix le plus pertinent, des êtres humains plausibles et touchants, des moments inoubliables. Le choix narratif est de se focaliser sur les rebelles, d’origines différentes, avec des situations différentes, allant de fuyard à prisonnier, et de montrer comment la société établie panse ses plaies et les réduit à néant, perpétrant ainsi l’injustice sociale. Le lecteur redoute de découvrir comment tout cela peut finir pour Apolonio, sa fille Isolina et Tristán Valdivia. D’un côté le retour à la normale est accablant, de l’autre ces individus ont agi comme leurs convictions les incitaient. Un personnage indique qu’il a vécu comme il avait envie, ou comme on l’a laissé, ça dépend de comment on voit les choses.