Peu connu du grand public francophone, l’américain Harvey Pekar est pourtant de toutes les sommes autour de la bande dessinée américaine et notamment indépendante, aux côtés des maîtres tels que Will Eisner, Robert Crumb, Art Spiegelman et d’autres.
Dans les années 1970, il se rend compte du potentiel de la bande dessinée, de sa capacité à mettre en images du texte et de construire un dialogue entre les deux. Il comprend que le média peut raconter des vies, mais qu’elles peuvent être celles du quotidien, bien loin d’aventures grandioses. Sa vie de petit employé de bureau, aux aspirations intellectuelles et aux angoisses existentielles peut en fournir la base. Mais il ne sait pas dessiner, et doit faire appel à d’autres artistes, qui mettront ainsi en images ses propres textes, reflets de son être. Dans un milieu où le scénariste est considéré de manière assez accessoire par rapport au dessinateur, son positionnement détonne, car c’est lui le maître à bord, mais aussi parce que les bandes dessinées autobiographiques sont alors encore rares. Dans cette effervescence culturelle des années 1970 et de la bande dessinée indépendante en plein essor, ses relations le permettent de travailler avec de nombreux grands artistes, dont Robert Crumb, aux angoisses et aux affinités assez proches.
De 1976 à 2008 sa série phare American Splendor va donc marquer plusieurs décennies du paysage éditorial des comics. Elle sera même adaptée en film en 2003, qui obtiendra le Grand Prix du festival du film de Sundance et sera nommée aux Oscar et aux César, un palmarès que bien peu d’adaptations de bédés peuvent prétendre.
Un nom donc célèbre, au moins pour ceux qui s’intéressent à la vie et à l’histoire de cet art pas si mineur, et une personnalité à découvrir plus en détails. En France, son American Splendor est paru en trois tomes en 2009-2011 et quelques autres titres ont été édités. Dont The Quitter qui offre une excellente porte d’entrée vers son univers, car il s’agit de l’autobiographie de ses jeunes années, jusqu’à ce qu’il se lance dans la bande dessinée underground.
Dans cette confession écrite, Harvey Pekar se présente tel qu’il se perçoit, comme un jeune homme au caractère dur, qui a plusieurs fois tenté de suivre sa voie sans jamais être certain de l’avoir trouvé, encore maintenant. Fils d’épiciers juifs, il joue des coudes et des poings, avant de se rendre compte que son expérience à en recevoir lui offre une certaine renommée quand enfin il les redistribue avec hargne. C’est un garçon intelligent, mais qui ne comprend pas les cases dans lesquelles ses parents veulent le mettre, lui qui n’a de goût pour rien, ou plutôt qui change de passion une fois qu’il en épuise tous les contours. Seule la richesse inépuisable du jazz lui offrira un certain réconfort, qu’il mettra à profit pour se distinguer notamment en écrivant dessus.
Au moment de l’envol de sa vie d’adulte, il veut suivre sa propre direction, mais sans la conviction nécessaire. Harvey Pekar veut être reconnu sans se sacrifier, mais au moindre échec il se débine. D’où le sous-titre français, le dégonflé, traduction de « quitter ». Ses meilleures chances, ses meilleures opportunités salariales, il les sabote, cherchant parfois le conflit, peut-être par jeu, par envie de se faire voir, d’exister dans le regard des autres, ou par crainte de l’ennui d’une vie adulte.
C’est donc un Harvey Pekar qui se découvre à nous pas forcément de la plus belle des manières, un être rempli de contradictions, ne cherchant pas à se rendre sympathique, qui découvre la vie et ses conséquences parfois de mauvaises manières, mais elle est probablement aussi la plus véridique. Si l’oeuvre est le reflet de la vie du créateur d’American Splendor, elle est aussi celui de bien d’entre nous, à la base d’essais, d’erreurs mais aussi de réussites.
Si cela reste marquant, c’est que le décalage est pourtant immense entre cette Amérique des années 1940 à 1970 et notre quotidien, mais que les états d’âmes et certains passages obligés de la vie d’un garçon/adolescent/amant/travailleur, etc. restent les mêmes, ou du moins ne choquent pas. Derrière l’autobiographie de Pekar, c’est aussi des Etats-Unis qui se dressent en arrière-plan, de la pauvreté de Cleveland, où Harvey est né en 1939, à la vie scolaire bien loin des paillettes des 50’s dorés de Grease, à toute une certaine vie culturelle et locale dont les quelques aspects présentés restent intéressants.
Pour mettre en images cette partie de sa vie, Harvey Pekar peut compter sur Dean Haspiel, qui avait déjà travaillé avec lui sur certains passages d’American Splendor. Son trait anguleux et nerveux se marie bien avec la personnalité teigneuse du scénariste dans sa jeunesse, tandis que les nuances de gris datent tout de suite l’histoire, sans vouloir à tout prix reconstituer le « jus » de l’époque. Malgré un certain volume de texte à lire, où Harvey parle de lui à la première personne, sans distance, en revenant sur son passé et ses choix, Dean Haspiel arrive à offrir un certain dynamisme à l’oeuvre, grâce à ses compositions qui ne manquent pas de vie.
L’écueil de certaines bandes dessinées biographiques est parfois d’être trop statique, trop figé dans une représentation la plus juste, The Quitter préfère la liberté du trait qui ne s’oppose en rien à l’authenticité du texte. C’est le parcours d’un homme comme les autres, ou presque, avec un caractère parfois aigu, mais pourtant proposé de manière à ne jamais vanter des louanges ou de se présenter avec trop d’arrogance, bien au contraire. Il ne s’agit pas seulement de découvrir l’un des auteurs américains les plus marquants du XXe siècle, mais de profiter d’un ouvrage autobiographique bien écrit et bien dessiné, un luxe.