Il s'agit du troisième tome de la série consacrée aux aventures de Théo Sinclair. Il est initialement paru en janvier 2016, écrit par Serge Lehman, dessiné et encré par Gess, avec une mise en couleurs de Delf. La couverture au visuel saisissant a été réalisée par Benjamin Carré. Il vaut mieux avoir lu les 2 premiers tomes pour comprendre qui sont les personnages auxquels il est fait allusion, ainsi que l'évolution du comportement de Théo Sinclair.


À Meudon, dans le domaine de Pierrefai, Charles d'Albury a pénétré dans un tumulus et procède au réveil de l'esprit du Druide Noir qui en profite pour s'insinuer dans son corps, sous le regard inquiet de corbeaux et d'une taupe. Quelques temps plus tard, Georges Clémenceau se rend chez Théo Sinclair pour s'entretenir avec lui. Ce dernier lui apprend qu'il s'apprête à partir en Indes à la poursuite d'Ardavena, le fakir fou.


Avant de partir, Clemenceau conseille à Théo Sinclair de passer voir le psychagogue Sâr Dubnotal. C'est ce qu'il fait : cet homme n'est pas chez lui. Par contre en sortant, Sinclair fait la connaissance d'Hermine d'Albury et de son véhicule peu commun. Papotant sur le pas de la porte de Dubnotal, ils voient arriver une grande caisse qui doit être livrée chez lui. De son côté, le Druide Noir constate l'état de déliquescence de la société : un arc de triomphe romain trône sur un ancien site dédié aux rites de l'ancien temps.


À la base ce troisième tome est une grande aventure, à l'instar des 2 premiers. Tout d'abord, Théo Sinclair est confronté à ce qui se trouve dans la caisse livrée à Sâr Dubnotal, puis aux exactions commises par le Druide Noir. Il découvre petit à petit ce qui se trame. Serge Lehman déroule un récit qui trouve son propre rythme. Tout part de la rencontre fortuite entre Sinclair et Hermine d'Albury, dans une coïncidence propre aux récits feuilletonnants. Le scénariste utilise les conventions attendues dans ce genre de récit : de la science d'anticipation, les pouvoirs de Théo Sinclair, des scènes d'action, une touche de mythologie, une pincée de surnaturel.


La science d'anticipation était déjà présente dans les tomes précédents et fait partie intégrante du genre dans lequel s'intègre ce récit. Elle reste confinée au bidule pour réveiller le Druide Noir, aux lunettes de l'Œil de la Nuit, au modèle de voiture un peu avance sur son temps d'Hermine d'Albury, à une peinture noire aux propriétés inédites, et au vaisseau volant (déjà présent dans le tome précédent). Gess réalise des dessins montrant des composants en cohérence avec ceux existant à l'époque, pour rester dans le domaine de l'anticipation, sans exiger plus de suspension consentie d'incrédulité qu'il n'en faut, de la part du lecteur. Il s'amuse un peu avec la vélocité dudit véhicule dont les roues avant se soulèvent comme celle d'un dragster (il s'amuse de la même manière avec un véhicule normal dont les roues ne touchent pas le pavé parisien, page 63).


Les 2 premiers tomes avaient établi que cette science d'anticipation avait permis une intervention salvatrice sur Théo Sinclair qui dispose désormais de capacités physiques hors du commun (force, vitalité et vision nocturne). Il ne s'agit pas pour autant d'un comics de superhéros. Les affrontements physiques sont au nombre de 2. Effectivement, il est possible de qualifier la tenue de Théo Sinclair de costume, mais pas dans le genre moulant avec des couleurs pétantes. Afin de rendre le personnage plus facilement reconnaissable, il porte un strict costume noir, avec un gilet jaune, une cravate et une pochette assortie au gilet. Il est également possible de mentionner les lunettes dont les verres deviennent verts pour une raison expliquée dans ce tome. Il s'agit donc plus d'une tenue habillée que d'un costume chamarré. Néanmoins Gess effectue une concession : lorsque Sinclair émerge de décombres pesants, son beau costume noir n'est ni déchiré, ni froissé, ni même maculé de poussières (page 81).


Au vu du faible nombre de pages consacrées aux exploits physiques de l'Œil de la Nuit, il ne s'agit pas d'un récit traditionnel de superhéros, mais il y a d'autres scènes d'action qui fournissent leur quota de divertissement. Gess dessine une magnifique poursuite du monstre Humbaba pris en chasse par Sinclair en voiture, avec des plans superbes de Paris. Il y a une course-poursuite en voiture vers Saint Denis, à nouveau avec des cases montrant la vitesse des véhicules, la manière dont ils se faufilent dans la circulation, sans oublier les paysages qu'ils traversent. L'artiste compose ses pages de manière à donner plusieurs points de vue au lecteur, sans s'économiser sur les décors, avec de rares exagérations discrètes qui relèvent la saveur de ces pages. Il y a quelques dessins pleine page, dont 2 qui magnifient l'exploit effectué par Théo Sinclair lui donnant une dimension mythologique formidable, évoquant les illustrations des journaux du début du vingtième siècle avant que la photographie ne vienne les remplacer.


En se plongeant dans ce tome, le lecteur attend les références pied ferme, car elles sont un élément constitutif de la série depuis le début. Le lecteur retrouve bien sûr le personnage principal, puis Georges Clémenceau. Guy La Forge (le chroniqueur des aventures de l'Œil de la Nuit) n'a droit qu'à une courte séquence. Le docteur Al Mansour est mentionné. Marco (l'employé de Théo Sinclair) bénéficie de 3 séquences, mais en Corse, éloigné de l'action principale. Malheureusement Sonia Volkoff n'est toujours pas de retour. Le scénariste a donc décidé d'intégrer des évocations à d'autres personnages. Il y a ce psychagogue (magicien faisant profession d'évoquer les âmes des morts) au nom étrange : Sâr Dubnotal. Une recherche dans une bonne encyclopédie permet d'apprendre qu'il s'agit d'un personnage créé par Norbert Sevestre en 1909, voir par exemple Sâr Dubnotal contre Jack l'Éventreur. Il y a Georges Clémenceau qui mentionne les activités de Fantômas que le lecteur retrouve sur une affiche en page 64. Sur la même page, il est fait mention du gang du Nickel, ce qui évoque bien sûr Les Pieds Nickelés. Mais il est possible d'apprécier le récit sans rien connaître de ces références, car elles restent très effacées.


Avec ce tome, le lecteur voit apparaître un autre registre de références que celui de la littérature du début du vingtième siècle : la mythologie. Serge Lehman pioche dans la légende de Gilgamesh, un classique de l'assyriologie, avec le personnage d'Humbaba. Il évoque également le panthéon gaulois avec Lug et Cernunnos. Il utilise des animaux en train de parler pour commenter par de brèves phrases ce qui est en train de se passer, donnant une étrange dimension dramatique à la narration, avec un relent animiste.


Le lecteur est à nouveau surpris quand Théo Sinclair feuillète une livre de Ludwig Prinn. Il s'agit d'un ouvrage auquel Sâr Dubnotal lui demande de se référer en son absence, sans en donner le titre. Néanmoins le lecteur (soit par connaissance préalable, soit par recherche) identifie rapidement de quel volume il s'agit : De Vermis Mysteriis, à savoir une addition de Robert Bloch au mythe de Cthulhu (avec l'accord d'HP Lovecraft). Il y a également une communication par projection astrale qui ancre le récit dans le surnaturel, avec l'évocation d'une mystérieuse substance appelée le plasme. Il est également fait mention de son autre nom, le Vril (terme également employé par Mike Mignola dans la série BPRD). Si cette orientation surprend au départ, elle s'inscrit à nouveau dans la littérature de l'époque, et l'auteur l'intègre naturellement à son récit.


Le lecteur constate donc que ce tome est bien fourni en mystères, en références (même si une première lecture ne donne pas cette impression), et en rebondissements. Serge Lehman réussit quand même à ne pas oublier la personnalité de Théo Sinclair. Il ne s'agit pas d'une étude psychologique, mais le lecteur note quelques détails qui font de Sinclair un individu particulier. Il y a bien sûr son goût pour la science, son goût pour le mystère, et sa vitalité impressionnante. Le scénariste met cette dernière en avant, non par le biais d'exploits physiques incessants, mais par une brève séquence dans laquelle Théo Sinclair fait des avances à Hermine d'Albury. C'est à la fois très nature, très délicat, et très révélateur.


La rigueur du scénario intègre tous ces éléments d'une narration dense, sans être pesante, et très imagée, ce qui laisse toute la place à Gess pour laisser sa créativité s'exprimer. Bien sûr le lecteur est frappé par les dessins pleine page (en quantité restreinte, au nombre de 6) qui ajoute une dimension mythique aux actions. Il est aussi marqué par la qualité de plusieurs visuels de nature différentes.


La page d'ouverture est singulière avec ces animaux qui parlent, sans aucune velléité d'anthropomorphisme. L'encrage un peu soutenu accentue leur distance à l'humanité, leur rendant leur étrangeté, et matérialisant la possibilité d'un animisme dans lequel des esprits habiteraient dans les espèces animales. Cette dimension du récit culmine dans une scène où un individu se transforme en un vol de corbeau, avec une approche graphique factuelle et hypnotisante. Dans la séquence suivante, le lecteur apprécie la consistance des décors, et les détails procédant à la reconstitution historique, qu'il s'agisse des ameublements d'intérieur (avec la tête de requin montée sur le mur du salon dans la demeure Sinclair, rappel de l'aventure du tome précédent), ou des façades d'immeubles, ou encore du paysage urbain, de Paris à Meudon.


Non seulement Gess a effectué ses recherches avec sérieux pour pouvoir reconstituer le Paris de cette époque, mais en plus il a une idée concrète de ce qu'il représente. Ainsi lorsqu'une scène nécessite de dessiner la structure de soutien d'un plancher, mise à nue, le lecteur peut voir des poutres et des lattes de bois assemblées. Les parties mécaniques apparentes des voitures présentent également un bon degré de vraisemblance. La vue aérienne d'un quartier de paris montre des parcelles conformes à la disposition parisienne. La structure en poutrelle de la verrière de la demeure de Meudon évoque les constructions métalliques de Gustave Eiffel.


Gess effectue un découpage de planche de manière à conserver le mouvement de la lecture. Il imagine des mises en scène qui évitent l'enfilade de cases avec uniquement des têtes en train de parler, en utilisant un cadrage un peu plus reculé, pour montrer l'environnement, le langage corporel des interlocuteurs. La narration visuelle est aussi riche que celle de l'intrigue. De temps à autre, le lecteur prend son temps pour savourer une case plus impressionnante qu'une autre. il peut s'agit d'une vue du ciel de la demeure de Meudon, avec la pluie tombant drue (page 35), de la végétation autour du tumulus (page 48), d'un village perché sur une corniche en Corse (page 54) ou encore de Théo Sinclair tenant un pistolet à la main (page 85). En fait le lecteur peut déceler au moins un détail ou un cadrage original susceptible de retenir son attention à chaque page.


Le cerf apparaissant dans une case de la largeur de la page (page 59) semble parachuté là, mais en fait il atteste de la coordination entre le scénariste et le dessinateur pour produire un effet visuel saisissant. En voyant cet animal à l'arrêt (avec 2 corbeaux à ses côtés), le lecteur comprend que les narrateurs filent la métaphore sur le règne animal, comme vestige des croyances d'une civilisation disparue. Il y a là un moment de pure BD dans l'intégration de ce leitmotiv qui n'est pas la répétition d'une image ou d'un objet, mais du thème animalier et animiste. Ils intègrent de la même manière un motif récurrent lié au briquet.


Bien sûr cette bande dessinée n'est pas complètement parfaite. Le lecteur pinailleur pourra trouver que la présentation du nouveau pistolet à peinture arrive comme un cheveu sur la soupe (page 59), juste pour que l'un des éléments du dénouement ne semble pas trop parachuté. Mais la seule imperfection réelle de ce récit se trouve en quatrième de couverture : série complète en 3 tomes. Serge Lehman a indiqué que les ventes n'avaient pas été au rendez-vous, ce qui a conduit à arrêter là la série. Le lecteur le regrette d'autant plus que les 3 tomes contiennent des amorces d'intrigues secondaires qui ne connaitront peut-être jamais d'aboutissement : le coma du docteur Al Mansour, les relations de Théo Sinclair avec Ève Verneuil, les agissements de Sonia Volkoff, la femme encapuchonnée que rencontre Marco, Armand le frère jumeau de Charles d'Albury, parti pour le Népal, la liste de recette de Joseph (on aurait bien gouté du moelleux tiède aux pommes, calvados flambé et poiré du pays d'Auge), etc.


Ces trois tomes consacrés à l'Œil de la Nuit constituent une aventure d'une grande richesse, avec une évocation cultivée des héros du début du vingtième siècle, des visuels sophistiqués et enchanteurs, et un personnage principal attirant et magnétique, une grande réussite.

Presence
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le 14 juil. 2019

Critique lue 102 fois

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