Ce tome est le premier d’une série qui en compte treize et un hors-série. Sa première parution date de 1981 en Espagne, et de 1982 pour sa version française. Il a été réalisé par Vincente Segrelles (né en 1940). Il comporte quarante-huit pages de bande dessinée réalisée en couleur directe, à la peinture à l’huile.
Le mercenaire chevauche son dragon sous la lumière de la pleine lune. Il est habillé d’un pagne, d’un casque, de son armure. Le harnais de son dragon repose sur un tapis de selle ouvragé, ses armes y étant attachées, hache, lance, lourd arc, carquois. Il a en tête les mots du roi : elle sera suspendue par les bras au mât. Mercenaire aperçoit la jeune femme nue, suspendue à une corde, dans le vide. Il éprouve une conscience aigüe du fait qu’il est venu sans argent : tant qu’ils pensent qu’il vient payer, cela lui laisse le temps d’improviser. En tout cas, elle est vivante et effrayée. Il s’approche de la jeune femme ligotée et suspendue dans les airs : la pauvre voit arriver droit sur elle une immense créature aillée, toutes griffes dehors, et un individu brandissant une lance effilée. Le dragon enserre le piton rocheux dans ses griffes, et Mercenaire coupe les cordes. Elle tombe et il la réceptionne dans ses bras. Le dragon reprend son envol alors que les intercepteurs arrivent, chevauchant eux aussi des créatures ailées. La concubine émet des réserves quant au choix de monture de Mercenaire. Il l’enjoint à la patience : son dragon est lent, mais son cuir est à l’épreuve de flèches, surtout décochées de si loin.
La bataille aérienne s’engage. Un intercepteur se dirige droit vers Mercenaire : celui dispose d’un grand arc lourd, très puissant. Sa flèche part à toute vitesse et atteint sa cible d’autant plus vite que les deux reptiles se croisent. L’intercepteur touché passe si près d’eux que le mercenaire perd de précieuses secondes avant de bander à nouveau son arc, afin de se défendre de son second assaillant. Ce dernier parvient à blesser le dragon. Mercenaire fiche sa lance en plein ventre de la monture de son attaquant. La blessure du dragon de Mercenaire est franchement mauvaise, il saigne beaucoup. Ils ne pourront pas aller bien loin. Il leur faut réussir à parvenir au-delà des sommets devant eux, alors les scélérats ne seront plus à craindre. Le dragon parvient tout juste à passer au-dessus de l’arrête rocheuse, son ventre frottant contre et laissant une trace de sang. La reine repère un piton rocheux couronné par un plateau et le désigne à Mercenaire, comme étant leur seule chance. La monture s’écrase sur la zone dégagée, rendant son dernier soupir. Mercenaire se saisit de sa hache et commence à entailler le ventre du dragon. Il élargit ladite entaille avec son épée. Dans le même temps, il indique à la reine que lorsqu’il accepte une mission risquée, il choisit soigneusement sa monture : cette femelle allait bientôt mettre bas. Ce n’est pas la première fois qu’un petit de cette espère le sort du pétrin.
Le lecteur plonge dans un récit du genre Heroic Fantasy portant les marques de son époque. Les différentes jeunes femmes sont soit nues, soit significativement dénudées, sans hypocrisie quant à la représentation de leurs formes généreuses. Le héros est fort et courageux, téméraire même, ayant recours à la force pour se sortir des situations périlleuses. L’intrigue souffre d’une ou deux invraisemblances, ou plutôt incohérences par rapport à cet environnement fantastique. Il vaut mieux que le lecteur ne s’interroge pas trop sur le ravitaillement en nourriture ou produits de premières nécessités dans ces cités fantastiques singulièrement coupées du reste du monde. Les concubines du harem contraignent Mercenaire à se débarrasser de tous les éléments métalliques de son équipement, armes et armures, pour qu’il ne s’en serve pas pour déchirer les fragiles parois de leur cité, mais il pourrait tout aussi bien le faire à main nue. Tout ça même sans même parler de l’étonnante résistance au froid de ces jeunes femmes accortes légèrement vêtues, ou plutôt dévêtues. À une ou deux reprises, le lecteur peut aussi trouver que certains arrière-plans manquent de consistance, en particulier à bord de la cité flottante.
Dans le même temps, le lecteur se retrouve vite séduit par la qualité de la narration visuelle. L’artiste adopte un rendu réaliste et descriptif et même souvent photo-réaliste, apportant une consistance et une présence remarquable à chaque élément de son récit. À l’opposé de formes stéréotypées et vidées de tout caractère, il donne à voir un monde très incarné, que le lecteur croit pouvoir toucher. Cela commence dès la première page, avec les formations rocheuses. Les reliefs montagneux et la texture de la roche apparaissent comme réels, avec une différence entre les pentes naturelles, et les constructions faites de pierres taillées. Segrelles joue admirablement bien de la couleur pour montrer les zones éclairées directement par les rayons du soleil, pour faire ressortir le relief des pierres et des rochers. Par moment, le lecteur retrouve cet art de la texture tel que maîtrisé par Richard Corben. L’artiste a également conçu des architectures spécifiques pour chaque cité, cohérentes d’une planche à l’autre, et pas simplement pour faire joli dans une case, et oubliée dès la page suivante. La première avec son dôme en forme de bulbe ne pas être confondue avec la seconde avec sa dizaine de dôme hémisphérique, et encore moins avec la dernière avec sa forme si particulière dictée par sa nature. À plusieurs reprises, le lecteur ralentit son rythme pour prendre le temps de savourer un environnement ou un décor : le promontoire rocheux sur lequel les paysans viennent déposer les outres pleines d’alcool, une énorme corde dont chacun toron est représenté avec soin, une cage dorée suspendue dans les airs, des palans en bois, un énorme brûleur de réchaud à alcool, le dôme en forme de bulbe cédant sous un choc, etc. Il est vrai que de temps à autre le dessinateur optimise son temps en se contentant d’un camaïeu pour remplir le fond d’une case, ce qui peut être un peu frustrant dans les scènes d’intérieur de la dernière cité.
L’artiste apporte le même soin à représenter les tenues vestimentaires et les accessoires. Le lecteur prend le temps de regarder les plaques d’armure de Mercenaire, le motif sur son bouclier, les armatures qui servent à tendre la peau du dragon pour en faire une aile delta, le pommeau de l’épée fournie par Zaida, les tiares des concubines et leurs bijoux, la tenue du roi, celle du sultan. Les créatures volantes impressionnent par leur envergure, leur animalité, et leur forme entre lézard et chauve-souris apportant une originalité par rapport aux représentations traditionnelles. Dès lors que la scène se déroule en extérieur, les camaïeux donnent de la profondeur aux cieux. Le dessinateur sait donner une apparence différente à chaque personnage, y compris aux jeunes femmes qui disposent d’un corps épanoui, plutôt que maigre. De temps à autre, les personnages semblent poser pour une posture iconique, évoquant parfois l’art de la couverture des romans de gare à base d’aventures sensationnelles et de périls mortels. Les pages emmènent le lecteur dans une contrée fantastique pour des moments spectaculaires.
Le mercenaire commence par délivrer une belle jeune femme nue et la ramener à son époux, conformément à la mission qu’il avait acceptée. Toutefois le roi ne tient pas sa parole quant à la rémunération, et la jeune reine n’est pas une oie blanche, prouvant qu’elle sait s’y faire pour obtenir ce qu’elle veut d’un homme. La deuxième belle délivrée ne fait pas preuve de traîtrise, mais elle ne reste pas à la traîne pour autant, tout en restant dans un rôle très secondaire. Les membres de la sororité les ayant capturés ont pris en main leur destin, ayant su se libérer du joug du sultan dont elles constituaient le harem. Leur cheffe Anna déclare explicitement à Mercenaire que s’il croit qu’elles ne sont que de faibles femmes, il se trompe. Et effectivement, tout beau héros mâle et musclé qu’il soit, il se retrouve désarmé et à leur merci. D’un côté, la narration visuelle reprend des codes visuels relevant de stéréotypes d’homme fort musclé, et de femme en détresse et objet du désir ; d’un autre côté, le héros ne triomphe pas de tout et les femmes ne sont pas cantonnées à un rôle décoratif, et en fait jamais de faire-valoir.
En découvrant ce premier tome, le lecteur plonge dans un monde de Fantasy qui semble bien sage, dans une sorte de moyen-âge mâtiné de monstres volants, une sorte de préhistoire du genre, avec certaines conventions issues d’un autre âge. Pour autant, la narration visuelle ressort tout de suite comme plus riche que prévue, à la fois par la technique de couleur directe, à la fois par une vision d’auteur plus riche que des visuels prêts à l’emploi ayant perdu toute saveur. Le beau héros ténébreux sauve des jeunes femmes sans défense, mais il ne réussit pas à chaque fois et certaines se défendent très bien toutes seules, voire passent à l’attaque avec une crédibilité affutée. L’ensemble de la série a été rééditée en 2021 & 2022 dans une très belle intégrale en trois tomes, par l’éditeur Glénat.