Le Vent ne souffle plus...
Cet album marque une rupture certaine avec les titres précédents, et l’on peut en éprouver une certaine déception. L’action n’avance pas, ou si peu ! Les personnages principaux sont en quelque sorte figés dans une situation et des projets déjà bien évoqués précédemment, et aucun d’entre eux ne progresse vraiment. Certes, Tchen Qin obtient à la fin du récit ce qu’il désirait à la fin du tome précédent, mais à quel prix ! Les méchants sont toujours méchants, et piétinent sur place dans leur haine jamais assouvie (planches 4 à 6, 46), on se demande pourquoi. S’ils tiennent tant que ça à dégommer Tchen Qin, pourquoi l’épargnent-ils systématiquement depuis je ne sais combien d’albums ? Tête-Noire et Pimiko, à force de répéter leurs haines, manquent de mots, deviennent fadasses, et même un brin ridicules, genre Olrik qui sait, au début d’une aventure, qu’il va toujours se faire avoir par Blake et Mortimer, ou encore Iznogoud qui cultive ses aigreurs d’estomac en essayant plein de trucs qui ratent avec une régularité d’horloge. Même les scènes de sexe perverses ont disparu, et les décapitations (leitmotiv de la série) ne sont représentées que pour la forme (planches 18, 36).
Passage à vide de Cothias ? Toujours est-il que, dans cet opus, l’ambition pédagogique prend très nettement – trop nettement – le pas sur la construction dramatique. On n'est plus dans le souffle épique des premiers tomes, avec des héros émouvants, des méchants machiavéliques, des moments de tension insoutenables. On est dans le documentaire sur l’Empire Mongol de Qoubilaï Khan. La première planche ne nous montre pas quelque complot abject de Tête-Noire ou de Pimiko, mais, beaucoup platement, un cours d’Histoire de lycée sur l’Empire Mongol, avec une vague carte fantaisiste à l’appui.
Les héros ne sont mis en scène que comme prétexte à des descriptions de la Chine Mongole, de ses us et coutumes. Thierry Gioux, dont le trait précis mais un peu plat nous offre parfois des vignettes au cadrage inattendu, a la lourde responsabilité de se hisser au niveau du parcours ethnologique attendu dans un album documentaire. Toutes proportions gardées, on est presque dans les « Voyages d’Alix », dans une atmosphère plus sombre toutefois. Aussi passons-nous par des portes circulaires à travers des murs bas à Cambaluc (planches 2 et 13), montons-nous sur des bateaux de tous formats, certains étant somptueusement décorés (planches 3 à 5), participons-nous à des cours tenues par Qoubilaï Khan lui-même, assis sur un trône décoré de trigrammes du I Ching (planche 7). L’image panoramique de la planche 7 semble carrément recopiée d’une peinture chinoise, avec ses dignitaires présentés de manière frontale selon une perspective curieusement écrasée. Belles scènes de chasse et de figures animales assez réussies (planches 23-25, 32-43), avec des tentes de chasse fort bien décorées.
Cothias tient surtout à nous présenter Qoubilaï Khan, les mœurs de sa cour (planches 7 et 8), et ses habitudes de chasse (c’est une de ces chasses, appelée « Gherkek », qui est au centre de l’album). Il semble bien que Cothias ait voulu pondre une album régurgitant les descriptions du livre de Marco Polo, « Le Devisement du Monde » ; on se réfèrera aux chapitres XVII et XVIII de la deuxième partie du livre de Marco Polo pour y trouver de nombreux détails exposés ici par Cothias, jusqu’aux deux frères maîtres des chiens et commandant vingt mille hommes, et la procédure du Gherkek. J’espère que les héritiers de Marco Polo ont réclamé des droits d’auteur à Cothias...
C’est juste à mi-album (planche 23) que le Gherkek commence. On appréciera la symétrie du récit.
Les scènes de sexe, plutôt banales, servent surtout à nous présenter un Tchen Qin spontanément infidèle à Mara (planches 15 et 16), et un Kaï désespéré, qui commet l’irréparable sur son intégrité organique, pour le motif futile d’aller dire un mot à Mara dans le harem. La cause est très disproportionnée par rapport à la conséquence, mais Cothias n’en a cure (planches 16 à 18).
Ce documentaire, qui manque de glisser un peu vers « Les Chasses du Comte Zaroff » par moments, casse le rythme de la série, et en dévoile certaines trames et procédés qui auraient gagné à être restés plus discrets, comme l’amplification, ligne à ligne, de la prose du Signor Marco Polo.