Le premier grand album de la série ! Peut-être même le premier album adulte de la bande dessinée.
Après des débuts uniquement basés sur des successions de péripéties plus ou moins burlesques, réalistes ou grotesques, Le Lotus bleu (1934-35) marque un tournant majeur. Hergé se documente enfin sur son sujet, écrit un scénario véritablement digne de ce nom et accouche d'un livre en phase avec le contexte politique de son époque, se basant sur des faits historiques (le sabotage d'une voie de chemin de fer par les Japonais pour envahir la Chine et le départ du Japon de la S.D.N. notamment), ce qui lui vaudra quelques soucis avec le directeur très catholique du Petit Vingtième.
Avec l'aide de Tchang, qu'il rencontre au moment de la création de l'album, il montre aux Européens un visage de la Chine et des Chinois beaucoup plus humain, vivant et réaliste que celui qu'il avait décrit dans ses trois premiers albums concernant les Soviétiques, les Congolais et les Américains. La vision caricaturale des Chinois par les Occidentaux figure d'ailleurs subtilement en contrepoint dans l'album. Un excellent pied-de-nez aux préjugés (qu'il avait lui-même avant de rencontrer Tchang), soit dit en passant.
Dans la première version en couleur parue en 1946 qui est reprise dans la version en fac-similé, Edgar P. Jacobs fait de plus un travail remarquable. Notamment en ce qui concerne les séquences de nuit dans lesquelles les contrastes, parfois simplement dus à de très discrètes lumières, créent une ambiance particulièrement saisissante. L'atmosphère de cette Chine inconnue est souvent pesante ; sensation accentuée par les antagonismes entre colonisateurs (européens), envahisseurs (japonais) et autochtones (chinois). Plus que jamais Tintin, même s'il a des alliés et des amis, semble bien esseulé et paraît perdu dans ce monde inquiétant mais fascinant aux us et coutumes si différents de ceux du monde dont il vient et qui est aussi le notre. Ce qui, bien sûr, contribue à créer une plus grande identification au personnage.
Il faut également noter pour terminer que cette édition en fac-similé reprend les inscriptions chinoises d'origine (qui étaient souvent anti-japonaises) dessinées par Tchang en 1934-35 et qui furent modifiées dans les rééditions de l'album à partir de 1974. Les couleurs de Jacobs sont restituées avec soin et l'on est bien loin des éditions actuelles aux couleurs criardes sur papier glacé. Il est d'ailleurs très curieux que les ayant-droits de Hergé - d'ordinaire si tatillons - aient laissé passer ça.