L’une des inspirations d’Arthur Conan Doyle pour son personnage de Sherlock Holmes fut celle du professeur et médecin Joseph Bell, né en 1837 et mort en 1911. Il eut le jeune auteur lors de ses cours, qui fut charmé par son sens de l’observation et ses déductions analytiques.
Ce Professeur Bell avait donc suffisamment de matière pour devenir un personnage de fiction. A la même période, deux œuvres lui offrirent cette opportunité, avec une mini-série anglaise Les Mystères de Sherlock Holmes et la série bien trop méconnue de Joann Sfar, avec Tanquerelle aux dessins à partir du troisième tome, Professeur Bell.
Cinq tomes (et une intégrale) chez Dargaud, hélas plus édités, un chef d’oeuvre, tout simplement.
Ce que fait Sfar avec le personnage est vivifiant, le plongeant dans un XIXe siècle ésotérique et en en faisant un Sherlock Holmes assez sombre, au cynisme exacerbé, plongé et parfois emporté dans des enquêtes aventureuses dont la finalité est pour lui de trouver un remède à son ennui plutôt qu’à sauver la veuve et l’orphelin. Il est fier, obtus, un peu menteur, ses méthodes sont directes et elles se retourneront parfois contre lui. Il est du genre à user du verbe et du couteau, parfois dans le dos, plutôt que les poings. Quelques personnages secondaires apporteront un peu de légèreté à sa noirceur, tels que l’inspecteur aux multiples confessions religieuses Humpty Dumpty ou le volatile fantôme Eliphas, veillant à ce qu’il ne dévie pas trop de la moralité.
Ce personnage ambigu est au service d’histoires captivantes, au bénéfice d’intrigues à l’ésotérisme typique du XIXe siècle, sans que l’auteur n’en fasse de grandes farces surnaturelles. C’est d’un fantastique assumé mais aussi parfois un peu poisseux, tout en s’autorisant quelques facéties plus faciles.
Le premier tome le verra ainsi s’opposer au « Mexicain à deux têtes », directeur d’asile, gardien des morts, hanté par une petite tête greffée sur son front, mais malgré tout gentleman.
Dans « Les Poupées de Jérusalem, peut-être le meilleur album, c’est avec l’incarnation d’un démon curieux du monde des hommes mais dangereux pour celui-ci que Bell va tenter de lutter. Les discussions avec celui-ci et des représentants de fois différents religions rappellent certaines thématiques qu’il détaillera dans sa série Le Chat du Rabbin, publiée deux ans après ce tome.
Il se fera plus zoologue et même anthropologue que médecin avec « Le Cargo du Roi Singe », où il va étudier un singe géant dont il se servira à des fins bien cruelles.
Les tomes suivants « Promenade des anglais » et « L’Irlande à bicyclette » utilisent une trame de fonds un peu plus feuilletonesque avec Adam Worth, antagoniste récurrent. Si le premier s’avère décevant avec cette plage sous-marine en France et l’implication de la reine d’Angleterre, où il lui manque le charme habituel de son ésotérisme noir, le tome suivant replonge à nouveau dedans, tout entier même, avec un Parlement des fées bien saugrenu.
Malheureusement, la série se termine cruellement, avec de nouvelles pistes lancées dans ce tome qui n’ont jamais eu de conclusion. L’hyper-activité de Joann Sfar, aux mille projets en cours, se retourne contre le lecteur. Il est d’ailleurs amusant de constater l’inflation galopante de ses publications entre le premier tome et ce cinquième tome dans sa bibliographie, le temps devait bien finir par commencer à manquer.
Dès le troisième tome, en confiant l’illustration à Tanquerelle, on pouvait pressentir un problème d’organisation. Dessinés et mis en scène par Joann Sfar, on retrouve dans les deux premiers tomes le doux fouilli du trait de l’auteur, mais ici avec une grande méticulosité dans les détails, plus particulièrement dans le deuxième. Le premier semblant d’ailleurs un peu plus s’inspirer de Tardi et de son Adèle Blanc-Sec, mais avec un vocabulaire visuel plus sombre.
Tanquerelle conserve l’atmosphère initiée par Sfar, se confondant presqu’avec le style du deuxième tome, anguleux et détaillé. La mise en page est peut-être plus construite, mais sa noirceur reste évidente, comme autant de gravures du XIXe siècle à l’ésotérisme perverti.
Avec Joseph Bell, Joann Sfar s’invite dans un registre qu’on ne lui connaissait guère, celui d’un doux fantastique dont les quelques bribes de légereté s’intègrent bien à une atmosphère plus lourde. La série est ainsi le contrepoint plus sombre de son charmant Petit Vampire. Et il le fait fort bien, proposant des scénarios jamais vus, remplis d’idées audacieuses, où la lecture de chaque tome est une surprise. L’absence de nouveaux tomes est donc un déchirement, peut-être que la source s’est tarie. En tout cas la série s’impose face à tant d’autres films, bandes-dessinées ou séries qui utilisent le surnaturel sans la même originalité et la même ambiguïté.