Talon menacé dans ses oeuvres
Greg désirait qu'Achille Talon puisse lui survivre (désir d'ailleurs apparent dans certaines réflexions d'Achille Talon lui-même, lorsqu'il donne des cours de BD); il désigna lui-même des successeurs pour reprendre la série : au scénario, Brett (Didier Christmann), amoureux du verbe et des envolées rhétoriques loufoques; et, au dessin, Roger Widenlocher, essentiellement connu pour sa série "Nabuchodinosaure".
Ce premier essai de post-Greg conserve nombre de formes mais perd nettement l'esprit talonien. Rien à dire quant au travail de Widenlocher : il faut toujours rendre hommage à l'effort considérable que fournit un graphiste pour se couler dans les habitudes gestuelles et les dynamiques motrices qui conduisent à ce que le trait de Greg soit reconnaissable dans le trait de Widenlocher. Les rondeurs, les gradients de luminosité (assez réussis), les marques du mouvement et des émotions (fréquentes et bien proportionnées : gouttes de sueur, segments de traits droits ou arrondis accompagnant les gestes et les réactions d'un personnage), le traitement des décors, tout cela permet de passer sans grand problème de Greg à Widenlocher. Seules les couleurs des habits et des décors, trop datées des années 1960-1980 chez Greg, ont été modernisées, ce qui signifie, hélas, assombries, affadies, dégagées de ce sentiment de carnaval chromatique printanier qui faisait le charme de Talon vu par Greg. Ce n'est pas la faute de Widenlocher : les codes vestimentaires sont devenus tristes (surtout pour les mecs), et le manque d'imagination a submergé les essais architecturaux et décoratifs des Trente Glorieuses.
L'ennui serait plutôt du côté du scénario. Brett nous sert bien quelques belles prestations logorrhéiques taloniennes plus ou moins délirantes (pages 8-9, 20-21, 24-25; le sommet du délire verbal étant atteint pages 34-35, s'achevant en jargon gargouillant du "Concombre Masqué"), mais il s'en tient à la répétition des caractéristiques majeures de la série, et en perd l'esprit. Brett, qui s'est associé à Herlé pour l'écriture, a perdu la force explosive et la gentillesse communicative des gags gréguiens, trop outrés pour qu'on croie à leurs excès mêmes. Chez Greg, Achille Talon (et Lefuneste) ont des projets de vie, des idéaux artistiques, techniques, culturels... qu'ils cherchent à réaliser, et qui foirent, pour notre grande hilarité. Même si ces projets se limitent à emmerder le voisin pour le plaisir puéril de s'affirmer comme étant le meilleur.
Cette dimension puérile et enthousiaste a bien disparu des scénarios. Le thème récurrent choisi pour ce recueil de gags de une à quatre planches, c'est "Le Monde Merveilleux du Journal Polite". Il fallait bien trouver un angle d'attaque scénaristique, certes. Mais là où ça coince, c'est que le dynamisme créateur talonien et ses délectables crashs laissent place à l'angoisse, presque à la tragédie. Au journal "Polite", Goscinny, Empereur du "Non", partage maintenant son autorité avec un nouveau directeur, Gerfaut Derche, sorte de DRH obsédé par les bénéfices, la rentabilité, les chiffres de vente, et qui reproche continuellement à Achille Talon d'être dépassé, de ne plus être assez drôle, de faire baisser les chiffres de vente, etc. (Curieux argument publicitaire, d'ailleurs, quant il s'agit du premier album de reprise d'une série, où l'on chercherait plutôt à valoriser le héros pour que le public accroche !!!). Et Achille Talon, ringardisé, dépassé, menacé d'être viré, sous-payé, mis au placard, accuse le coup avec une fréquence étonnante, oscillant entre dépression, désespoir et révolte (pages 4-5, 8-9, 12-13, 16-17, 20-21, 26-27, 28-29, 30-31, 32-33). Je sais pas, vous, mais moi, je trouve que ça ne fait pas très marrant. Peut-être les auteurs ont-ils voulu introduire une dimension de critique sociale relative à la course enragée à la concurrence et au dépassement de soi allant jusqu'au burn-out, atmosphère de jungle qui est celle de notre belle civilisation depuis quarante ans !
Mais il ne faut pas confondre les genres: Talon est là pour nous faire marrer, et pas pour être pris pour la métaphore tragique d'un titulaire de CDD placé en permanence sur un siège éjectable !
Les traces de horions sur les corps battus des personnages sont plus trashs que d'habitude (page 5, page 15).
Page 6, l'absence d'animal de compagnie de Talon avait déjà été réglée par Greg : c'est Pétard le canard, apparu dès 1980 dans "L'Esprit d'Eloi", alors que Greg est mort en 1999. Peu utile, donc, d'évoquer le problème. Apparition du dessinateur Fred, et de Tintin et Milou dans certaines planches.
Certaines notations ou clins d'oeil risquent de vieillir vite : allusion au "Loft", page 7. D'autres gags sont des potacheries sans grand intérêt (page 10). Allusion à la réussite de Blake et Mortimer (auto-encensement de Brett lui-même, qui a réussi la relance de cette série, page 12). Des gags d'un bon niveau de gentillesse talonienne : pages 18, 19, 23 (l'Ego Talonien, finalement salutaire dans un album où il est si malmené !!!), 36-37, 38-39 (encore que Talon y coure après un fille en micro-jupe, ce qui relativise les efforts de Greg pour affermir sa relation avec Virgule !), 44-46. Intéressante critique de la conception de la sécurité publique qu'ont nos gouvernants, page 41.
Virgule de Guillemets a un pif plus gros que d'habitude (page 11) (le mimétisme talonien, sans doute). Vincent Poursan a grandi et a perdu son sérieux pince-sans-rire qui faisait son charme (page 11).
Des qualités d'humour indiscutables, donc (surtout dans les détails), mais on aurait pu éviter de faire d'Achille Talon un looser hyper-stressé par son travail.