En fin de carrière, les grands dessinateurs hésitent moins à racler leurs fonds de tiroirs. C'est ce que fait Greg ici; assuré que l'image de marque "Achille Talon" pourra donner lieu à un tirage et à des ventes substantiels, l'éditeur Dargaud demande à Greg d'aller chercher des gags non publiés jusqu'ici, afin de les compiler dans un classique "46 planches".

Ces gags sont donc d'époques variées, et il n'y a pas de fil conducteur thématique qui permettrait d'y déceler des préoccupations dominantes propres à une époque.

L'humour est plus souvent plat et limité que d'habitude: on comprend que Greg ait refusé, au départ, d'éditer des gags assez faibles, comme le 26 (consternant de banalité). Le gag "rural" (pages 12 et 13) n'est ni très drôle, ni très crédible : fondé (comme le gag pages 18 et 19) sur la grosseur de l'effet visuel et dynamique, qui n'est pas en soi très hilarant. Le gag de la manifestation de rue, satirique mais d'intérêt limité (pages 14 et 15). Le gag de la dinde perdue (page 31) n'a pas de quoi susciter le fou-rire.

Les époques de création de ces gags étant variées, on y trouve avec émotion des personnages et des décors correspondant à des réalités révolues : la Deux-Chevaux fourgonnette, page 3; allusion aux belles années du Marcel Achard (page 16); allusion au roman "Maria Chapdelaine", bien oublié aujourd'hui (page 29), de même qu'à la chanson de Line Renaud (même planche). Le conte de Noël merveilleux, assez loin du cadre généralement réaliste des aventures d'Achille Talon (pages 20 à 23), correspondant à une époque où l' "esprit de Noël" faisait consensus parmi les lecteurs, en sus d'être l'orgie commerciale et gastronomique aujourd'hui réduite à l'empiffrement cholestérolémiant du "Réveillon". La sortie de l'époque moralement protégée et encadrée des Trente Glorieuses, pour laisser "Polite" s'engager dans des voies plus audacieuses : réalisme, vulgarité, anticonformisme (pages 24 et 25), goût pour le mal foutu, le vieilli, le trash (page 26).

Le monde du journal "Polite" ("Pilote") étant concerné à plusieurs reprises, on s'amusera à identifier les auteurs de BD et les héros qui traînent ici et là : le Grand Duduche, de Cabu (première vignette de l'album); Goscinny (page 5) en jeune auteur anxieux de son premier contact avec un éditeur; la rédaction du journal "Polite" (page 9), où l'on reconnaît aisément Gotlib, Greg lui-même, Pradal et Charlier; encore Charlier, Goscinny et Pradal pages 10 et 11; Gébé, Gotlib, Fred, Reiser, Goscinny, pages 24 et 25. La coccinelle de Gotlib (page 41). La nécessité d'introduire des jeux dans "Polite" (pages 32 à 37).

L'identité d'Achille Talon, et sa biographie, sont parfois précisées. Il y a son époque célibataire à expériences farfelues (page 4), sa première tentative en tant que dessinateur de BD (page 5), posture qu'il abandonnera rapidement, pour se présenter lui-même à la fois comme héros de série publiée dans "Polite" et comme salarié du même journal, précisément pour ces mêmes prestations. Il y a son époque de prétendant à Virgule, prétention qui, dans un premier temps, est contrecarrée par Lefuneste lui-même (pages 6 et 7, 16 et 17), et semée de difficultés en raison des exigences de Virgule sur le bon chic-bon genre (pages 7 à 9). On sait qu'Achille Talon a été champion du jeu de billes en 1938 (page 18), ce qui le fait naître, à vue de nez, entre 1928 et 1931 (l'âge de Greg, en fait). Un des gags est extrait de la séquence prétentieuse de Talon rêvant de "se faire une relation flatteuse" du Marquis Constant d'Anlayreur (page 30).

Formellement, quelques incursions dans des genres de gags assez souvent repris par la suite : le gag sans dialogues (pages 14 et 15); le gag narrant l'histoire d'un pays ou d'une époque en y plaçant Achille Talon comme héros fondateur (Canada, pages 28 et 29); le gag jouant avec les codes et les cadres de la BD (pages 38-39). On trouvera, non sans émotion, la planche numéro 3 des aventures d'Achille Talon (page 42) : période primitive où Talon est avant tout un gros prétentieux imbu de lui-même et donnant des leçons aux deux petits garçons qui ne lui demandent rien. Planche numéro 6 (gag visuel) page 45. Le gag "boursier" des pages 44 et 45, assez vaseux et peu drôle en lui-même, préfigure l'intérêt de Greg pour le monde de la finance, si apparent dans "L'Archipel de Sanzunron", l'album le plus ennuyeux de la série. Enfin, un gag fondé sur un discours interminable sans ponctuation (page 44).

On comprend que Greg ait laissé de côté nombre de ces gags (mais certains tiennent la route) : disproportion entre l'énormité de l'effet visuel et la force comique qu'on pourrait en attendre, platitude de la réaction finale des personnages... en revanche, quelques observations psychologiques et sociologiques pertinentes.
khorsabad
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le 1 janv. 2014

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