Des neiges éternelles à la ville éphémère ...

Après l'Alsace et la Bretagne, deux terres françaises chères à mon coeur, Martin s'attaque à la ville de mes rêves, Venise !
Seule déception, très subjective, la Suisse vole trop longtemps la vedette à la ville éphémère !
Intitulé Le Mystère Borg, ce troisième tome des Aventures de Guy Lefranc est la promesse relativement bien tenue d'un plus grand éclairage sur Axel Borg, l'inénarrable nemesis du lointain descendant d'Alix. Une promesse annoncée jusque dans la couverture de 1978, qui est celle qui reste aujourd'hui, où l'on voit un rayon de lumière balayer Venise à la recherche d'un Borg bien caché !
Un Axel Borg qui ne se livre pas si aisément et imposera au lecteur un effeuillage en trois temps, qui s'offre encore le temps de s'offrir des détours du côté de la ville de l'Amour. Au premier temps de l'album, tout seul, dans les glaces, il sourit et nous aperçoit. Au second temps de l'album, ils sont deux et jouent les fiers à bras. Au troisième temps de l'album, Venise qui a mis le temps, laisse enfin éclater sa joie.



Enfer au Paradis blanc



Fait est de constater que la majeure partie de l'album se déroule en Suisse, dans la petite ville de Gardsten et sur les pistes de ski, la ville lacustre n'ayant droit qu'au final.
Et si le sport de la glisse n'est pas nécessairement du goût de tous, il est très précisément analysé, autopsié et reproduit à l'identique.
Il sert aussi sans doute de décor de glace, l'atmosphère idéale pour mettre à jour un super virus, comme dans un laboratoire à ciel ouvert. Car c'est bien ainsi que Borg conçoit la petite ville qui reçoit les skieurs du monde entier pour un criterium de haute volée. Borg, le savant fou avec le monde pour terrain de jeu.
Borg qui n'est encore à ce stade qu'une ombre qui plane qui sur les événements. On suppose qu'il conduit l'un des véhicules engagés dans la folle poursuite sous la tempête de neige initiale en pleine cote montagneuse. Il se confond avec les intempéries, les tempêtes de neige successives qui l'aident à bloquer le porteur du virus, qui freinent Lefranc dans la quête de son repaire suisse, qui dissimulent d'un voile de neige et de froid ses sinistres actions. Borg qui, à ce stade de l'histoire n'apparaît aucunement et n'est qu'une nouvelle et mystérieuse grande menace.
Menace pour les héros et défi pour le dessinateur qui, semble-t-il, comme Hergé, ose se confronter au défi du blanc du paysage enneigé dans l'image de bande-dessinée. Ce qui fait de Borg un double danger viral: l'arme bactériologique fictionnelle, qui peut toucher n'importe quel personnage et se répandre au monde entier, et le blanc qui se manie comme la nitroglycérine au risque qu'il envahisse tout l'espace illustratif.
Un Enfer au Paradis blanc qui n'est pas sans prévenir Au Service Secret de Sa Majesté, avec son terrible virus, les courses-poursuites de ski endiablées et ses alpes suisses...



Une rencontre au sommet



La Suisse !
Pays sempiternellement blanc, fluvial et meurtrier dans les esprits et qui semble décidément le parfait décor pour les rencontres au sommet !
Après Frankenstein et son abominable créature dans les glaciers, Bond et Blofeld dans le Pitz Gloria au pic d'une montagne de glace, voici Guy Lefranc et Axel Borg dans un chalet loin de toute civilisation !
Et pourtant, c'est à une toute autre confrontation que l'on pense en lisant ces pages du Mystère Borg, celles qui voient les inattendues retrouvailles des deux antagonistes. On pense plutôt à celle, également en Suisse, des chutes du Reichenbach, entre Sherlock Holmes et James Moriarty, deux génies égaux et que pourtant tout distingue.
Un Dernier problème à la Jacques Martin, qui signe d'ailleurs sa dernière participation en tant qu'illustrateur à sa collection et en fait un album testament, redoublant dans son final les allusions subtiles à son autre série, Alix, à travers un buste, la mise en scène de ses gondoles, par exemple. Une Maison vide, aussi, détournée, où Axel Borg explique comment il a survécu à l'Ouragan de feu. Un album donc très holmésien.


Le Mystère Borg permet d'ailleurs une confrontation unique entre Guy Lefranc et Axel Borg où ce dernier, bien avant le Belloq d'Indiana Jones et son mythique "reflet dans l'ombre", trouve la parfaite métaphore pour qualifier le lien qui unit le héros à son ennemi: "Nous sommes vraiment comme deux molécules qui s'attirent et se détruisent mutuellement". Métaphore d'autant plus heureuse dans un récit où l'on se bat autour d'un super virus.
La conversation prend un tour d'autant plus intéressant pour les lecteurs d'aujourd'hui lors d'un échange propre à créer le débat au sujet de la conception du héros de nos jours. Amer, Axel Borg raille la perfection à certains insolente du héros: "Ah ! C'est vrai, j'oubliais ! Vous ne buvez pas d'alcool, vous ne fumez pas, vous ne fumez jamais, vous ne jouez pas et trichez encore moins; bref, vous êtes parfait ! Le vrai redresseur de torts, le jeune premier sans reproche ! ... Dites, cela doit être assommant de ne pas avoir de défauts ?" Un trait lancé à Lefranc par son propre auteur via son personnage de méchant, qui résonne comme un discours à la mode d'aujourd'hui. Qu'il est plus intéressant, le personnage qui se révèle humain et exhibe ses failles comme autant de médailles d'une médiocrité qui le rend plus proche du lecteur, du spectateur et le rassure. N'oublions pas cependant qu'Axel Borg est au moins aussi athlète que Lefranc, plus cultivé que lui et que ses failles, purement morales, sont les traces de sa vilénie. Axel Borg a l'attrait des méchants, attraits que l'on veut trouver aujourd'hui jusque dans les héros, attraits de la facilité qui, le rappelait Maître Yoda en 1981, mène au côté obscur ...
C'est d'ailleurs la réplique cinglante de Lefranc qui devrait, du fond de son année 1965, faire réagir le public infatué et souvent paresseux de la fin des années 2010: "Vous faîtes erreur; j'ai des défauts mais je n'en fais pas étalage". Et si l'on gardait en tête cette dernière assertion avant de répéter docilement et automatiquement l'aisé: le héros d'aujourd'hui est plus humain parce qu'il a des failles. Les héros d'hier, que l'on dit agaçants de perfection, ne sont-ils pas en réalité des êtres qui dissimulent leurs imperfections pour se donner les uns les autres des modèles de perfection à atteindre ? Les héros d'aujourd'hui ne sont-ils pas de gros bébés plus contrastés mais incapables d'encore sourire quand le meilleur s'est retiré ?
Les deux opinions se défendent et se discutent: seule de la discussion naîtra un héros médian et meilleur ! Quoi qu'il en soit, ce court et simple dialogue, clef de voûte de la rencontre au sommet de Lefranc et Borg, a le mérite de nuancer un débat pipé au sujet de la poétique du personnage de fiction.



Ah ! Venise !



Il fut un temps où j'écrivais, je ne sais plus où: "Nacht ist eine venezianische Landschaft", "La Nuit est un paysage vénitien". Il faudrait sans doute que j'en fasse un poème ...
En attendant, cette phrase traduit assez bien cette ambiance unique, hors du temps et onirique des nuits vénitiennes. Ambiance que l'esthétique nocturne de l'album peint à la perfection du final jusqu'à la belle page-titre. Un art de reproduire la ville noctambule qui exigea de Martin bon nombre de nuits belges et blanches !
Venise, que les phylactères ne cessent d'appeler "la plus belle ville du monde", constitue en effet le clou du spectacle et porte tout le récit sur ses épaules. Jacques Martin la dévoile avec beauté et réalisme, sans s'interdire une touche de romanesque, lui octroyant des canaux secrets et des chemin dans l'ombre. Un vrai décor de Ken Adam, une véritable série de photographie !
Mais Venise aussi propre au complot de bombe sale né en Suisse ! Renouant avec la période de la peste noire et ses masques effrayants, nombreux sont les scénaristes, des auteurs romantiques à Dan Brown et au Docteur Who, qui ont su allier Place Saint-Marc et danger pandémique. D'où le lien habilement tissé entre le Saas-Fée martinien et la ville de la peste noire.
Venise, c'est surtout cette ville dont il est question dès La Grande menace au sujet du pire ennemi de Guy Lefranc, et qui, après la Suisse révélant sa mégalomanie, est seule à pouvoir dévoiler Axel Borg dans toute sa splendeur ! Car Venise est presque, toute entière, le repaire du personnage éponyme. Elle recèle du moins son palais et son incroyable butin en tableaux et sculptures de maîtres. Une galerie où, comme jamais, le criminel met son âme à nue, se présente en esthète amoureux des plus grands peintres italiens tels que Véronèse, Canaletto et surtout Le Caravage !
Venise, écrin du fabuleux trésor qu'Axel Borg abandonnera à regret mais en jurant vengeance, à elle seule, donne au lecteur envie d'y revenir !


Un album plus centré sur la figure d'Axel Borg, peut-être trop axé sur la Suisse au détriment de Venise la belle, qui ne manque pas d'action, de beauté et de suspens. La charmante conclusion d'une bonne trilogie purement martinienne qui donne à repenser la figure du héros en BD, en roman et en film.

Frenhofer
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le 25 nov. 2018

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