C'est le premier tome de la première saison d'une série indépendante de toute autre, comptant cinq albums parus de 1988 à 1993. Il y a eu une deuxième saison en trois albums parus de 2014 à 2017, et réalisés par les mêmes auteurs. Celui-ci comporte 46 planches en couleurs réalisées par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et Georges Bess pour les dessins et les couleurs.
Au début du vingtième siècle, au Tibet, un enfant s'est accroché à un large cerf-volant et il vole dans le ciel, ainsi maintenu en l'air par le vent, les autres enfants tenant solidement la corde du cerf-volant. Un biplan équipé d'une mitrailleuse surgit dans le ciel, et le pilote dont le visage est caché par son casque et son écharpe ouvre le feu. L'avion s'en va. Le corps déchiqueté de l'enfant chute lourdement et s'écrase, son sang étant projeté au sol. Le grand lama Mirpa s'éveille, ayant conscience du caractère prémonitoire de ce rêve qui confirme la prophétie du maître : les temps sont proches. Non ! Les temps sont venus. Il réunit tous les moines dans la journée, dans le temple et s'adresse à eux. Néfaste est l'année du Dragon. En songe, il lui a été donné de voir tomber du ciel un cadavre. Et voilà ce que signifie ce songe ! Une multitude haineuse franchira les portes du pays par le sud. Le sang teindra de rouge les neiges éternelles, et les piliers de leur foi eux-mêmes vacilleront comme des hommes pris dans la tempête ! Il va devoir abandonner cette dépouille, ce véhicule usé par les ans, afin de préserver leur savoir de la destruction, afin de transmettre au monde la vérité. Mais dans vingt ans, l'année Terre-Taureau sera pire encore. Ainsi en a prophétisé Padma Sambhava, leur maître ! L'année Terre-Taureau… Cette année-là, un fauve au mufle de taureau labourera notre terre, et le vaniteux drapeau rouge flottera sur le Tibet. Des machines roulantes dévoreront ses routes, semant haine, peur et malheur !
Les moines sont terrifiés par ce discours. Le grand lama se dépouille des habits de sa fonction et s'avance en pagne pour sortir à l'extérieur. Il s'assoit dans la position du lotus à l'extérieur, et les moines l'imitent faisant un large cercle autour de lui. Mipam se concentre, prononce deux cris. Hhiiiiiiic ! Phé ! L'arrière de son crâne se déforme, comme sous l'effet d'une pression intérieure. Il finit par céder et une quantité impossible de sang en jaillit. Un vent terrible se lève. Les moines médusés contemplent le lama : toujours en position du lotus, mais couché sur le dos, la tête dans une mare de sang, son corps se recroqueville, il rapetisse littéralement. Alors qu'il ne mesure plus qu'une quinzaine de centimètres, une pluie de fleurs se met à tomber doucement. C'est un miracle ! Et la peau du grand lama est fraîche à présent, comme celle d'un enfançon : il a réalisé l'état de bouddha ! Tzu a pris la minuscule silhouette dans ses mais, et l'élève au-dessus de la foule : elle se met à resplendir, comme le soleil à son lever, illuminant toute la région. Plus tard, un petit groupe de blancs, des tchilingas, arrive dans cette ville.
Il faut quelques pages pour saisir la nature du récit. À l'évidence, il se déroule au Tibet, au début du vingtième siècle, encore qu'il ne soit nulle part fait mention d'une date. Dans la première page, le lecteur se demande s'il doit prendre au premier degré l'image de ce garçon suspendu à un cerf-volant étant haut dans le ciel. L'attaque du biplan est sans pitié, et la quantité de sang répandu au sol semble trop grande. La scène bénéficie de visuels saisissants, et avec une opposition impitoyable entre la vulnérabilité de l'enfant ainsi accroché sous le cerf-volant et l'anonymat cruel du pilote. Le grand lama se réveille, et le lecteur comprend la nature onirique et prémonitoire de la séquence qui n'est donc pas à considérer de manière littérale. En revanche, il prend alors pied dans la réalité, décrite avec soin par l'artiste. Le lecteur regarde alors différemment les dessins pour s'imprégner la reconstitution historique. Il prend le temps d'observer les bâtiments : l'extérieur du temple où se réunissent les moines avec les décorations sur la façade, puis l'intérieur avec les draperies tendues, la disposition des habitations du village administré par le gyalpo, le lieu où il reçoit les visiteurs étrangers, la grande maison où se déroule l'accouchement. Il est visible que l'artiste s'est documenté, et il a même effectué un séjour au Tibet, qu'il met à profit pour rendre ses descriptions plus authentiques.
Le lecteur prend également le temps de regarder les tenues vestimentaires des moines, des civils et des quelques européens, ainsi que les meubles, les aménagements des pièces intérieures, et les accessoires de vie. Il se rend compte que Bess se montre très généreux en détails dans ses dessins : les armatures du cerf-volant pour tendre la toile, les instruments de musique des moines en fond de case lorsque le grand lama s'adresse à la communauté, les variétés de fleurs tombant du ciel, les objets personnels du grand lama, les ustensiles de cuisine d'Atma. En outre, il projette le lecteur dans les espaces naturels autour des villes : des paysages montagneux rocailleux, au sein desquels l'homme est parvenu tant bien que mal à accrocher ses bâtisses pour s'y installer. Il représente les éléments merveilleux ou surnaturels dans le même registre premier degré et descriptif : l'arrière du crâne du grand lama qui enfle jusqu'à éclater, son corps devenu de la taille d'une petite poupée, la pluie de fleurs, la manifestation du magicien Ngakpa Naldjorpa, le nécroman Bön avec sa peau verte, ou encore plus étonnant la manifestation de la réincarnation du grand lama Mipam. Le lecteur s'interroge alors sur la valeur à donner à ces phénomènes mystiques.
Le lecteur plonge dans un récit de nature historique, avec une reconstitution visuelle de grande qualité. Il découvre les circonstances de la naissance d'un tulkou, en l'occurrence un nouveau-né, et jeune garçon à la fin du tome qui est reconnu comme la réincarnation d'un lama, avec un grand lama se prêtant à une manipulation pour éviter d'avoir à céder le pouvoir, et à l'arrivée des blancs dans une mission d'évangélisation prônant l'exclusivité du dieu unique. Dès la première scène, la spiritualité est présente, plus au travers de manifestation surnaturelle que de tenants d'une foi : cerveau qui explose, pluie de fleurs, magicien qui vole dans les airs, apparition du spectre de Bouddha dans les nuages, manifestation de la forme spectrale du grand lama défunt à partir de la tête du tulkou. Les représentations sont littérales donnant l'impression d'un mysticisme très spectaculaire, fonctionnant sur la base de capacités surnaturelles dignes des meilleurs effets spéciaux. L'auteur ne rentre pas dans le dogme religieux, ne fait pas mention des trois véhicules. Il reste à un niveau qui s'apparente à un récit d'aventures. Lorsqu'il décrit une croyance, c'est une capacité extraordinaire. Par exemple en parlant d'un messager tibétain courant très vite en montagne : un Lung-gom-pa sait contrôler la matière qui le compose, par l'esprit. Sa force est alors celle d'une étoile au ciel, qu'il ne doit plus quitter des yeux. Encore que pour ce cas précis, le dessinateur représente simplement un individu normal en train de courir normalement, avec juste une première case plus métaphorique le montrant au sommet d'une crête avec les nuages et le ciel bleu en arrière-plan. Ce positionnement narratif s'avère quelque peu déconcertant car l'auteur a ancré son récit dans une communauté religieuse tibétaine et évoque le phénomène, ou la croyance, de tulkou, c’est-à-dire la réincarnation. En la montrant de manière prosaïque, il provoque une prise de recul du lecteur qui s'interroge sur les mécanismes d'un tel phénomène. À partir de quel moment la réincarnation est-elle achevée ? À partir de quel moment, l'esprit de l'individu originel (ici, le grand lama Mirpa) supplante-t-il celui de l'enfant dans lequel il se réincarne ? S'agit-il finalement de deux individus distincts entre l'originel et le réincarné, ou est-ce la continuité d'une existence précédente, souvenirs compris ? Finalement, y a-t-il des âmes normales et des âmes réincarnées, ou les âmes normales sont-elles également la réincarnation d'individus ou d'autres créatures ou animaux ? À ce stade du récit, l'absence de perspective religieuse laisse le lecteur perplexe sur le propos même de l'auteur.
Dans le même temps, le récit est captivant pour lui-même. Les dessins et le dialogues permettent de se projeter dans une communauté religieuse dont le chef spirituel décède, après une prophétie de l'avènement de temps néfastes. L'intrigue s'avère divertissante et prenante : la menace prophétisée imprécise, l'arrivée des occidentaux, les manigances du grand lama Migmar pour conserver le pouvoir, l'alliance du responsable du village où est né le tulkou, les deux hommes de confiance du lama Mipam qui suivent ses instructions à la lettre (le défunt continuant ainsi à agir dans le présent, par leur entremise), les quelques moments de violence qui brisent des existences. Le scénariste est un conteur hors pair qui sait capter et retenir l'attention du lecteur avec un récit très riche, lui donnant envie de connaître la suite.
Le titre donne l'impression au lecteur que cette bande dessinée va l'immerger dans une aventure dans laquelle le bouddhisme jouera un rôle prépondérant. À la fois, il est satisfait, et à la fois il reste sur sa faim. Georges Bess réalise une narration visuelle de premier choix, à la fois par la reconstitution historique, à la fois pour la mise en scène et la construction des séquences. Alejandro Jodorowsky entremêle avec art une aventure, une dimension historique, des personnages originaux, de la violence, du mysticisme, tout en évitant soigneusement de parler de la doctrine du bouddhisme tibétain.