On attendait donc Alain Ayroles dans le test de la prolongation de la série. A la fin du tome 2, happy end. Tel Ulysse retrouvant Pénélope, Garulfo rentrait chez lui, revenu de pas mal d'illusions, vivre le doux amour dans sa mare et ses roseaux, faire beaucoup de petits têtards et contempler à deux le soleil couchant dans la volupté de câlineries romantiques. Qu'est-ce que tu veux ajouter à ça ? On n'est pas dans Thorgal, quand même, celui qui veut vivre pépèrement avec sa dulcinée, et qu'on vient enquiquiner au début de chaque album.

Il n'est pas exclu que l'accouchement d'une idée nouvelle de la part d'Ayroles ait été laborieuse. Ne voit-on pas, sur une page de garde, "Remerciements à Jean-Luc Masbou pour l'idée du deuxième prince" ? Déjà, ce genre de mention portant sur le fond de l'histoire n'est pas fréquent. Visiblement, l'illumination n'est pas venue d'Ayroles lui-même.

De fait, Garulfo - le nôtre, le vrai - ne réapparaît qu'en haut de la 24e planche (épicentre du récit, lieu trop géométrique en fait pour ne pas répondre à une volonté de créer une symétrie parfaite dans l'histoire : 23 planches sans Garulfo, 23 planches avec). Et encore, sous la simple forme de son nom, résultant d'une méprise...

Donc, la première moitié du récit parle d'autre chose, d'un anti-Garulfo : un vrai prince, clone physique de notre batracien (quand on l'a embrassé), aussi odieux, méprisant, suffisant, rogue, orgueilleux, prétentieux et capricieux que Garulfo est doux, gentil, marrant, diplomate, serviable, simple, diplomate et bon copain. A la symétrie de l'espace du récit s'ajoute la symétrie des caractères.

Symétrie des destinées : par un phénomène assez peu expliqué, Garulfo se fait homme quand l'insupportable Romuald se fait grenouille, et vice-versa. Ce qui permet au passage d'éclairer certaines métamorphoses de Garulfo dans les albums précédents, pas toutes causées par des bisous. Cette symétrie tourne partiellement au conte initiatique : Romuald est l'Ombre de Garulfo, c'est-à-dire l'ensemble des aspects de sa personnalité qu'il n'a pas développés et qui, en général, sont vécus comme peu reluisants...

Par ailleurs, le motif du bisou qui transforme la grenouille risquant de lasser en cas de surexploitation, Ayroles choisit de détourner un autre motif : les dons attribués à un bébé par des fées penchées sur son berceau. Pour faire bonne mesure, il nous fait l'offre d'un Petit Poucet mignon, quasi sexy, mais malchanceux (planches 19 à 22).

Sur ce thème, Ayroles appose un badigeon d'humour et de dérision : l'une de trois fées est foireuse (en fait, c'est une sorcière), colle au chiard un don qui ne se réalise jamais (être poli et respectueux), et toute l'histoire est une quête du bruyant goujat cherchant à réintégrer sa forme humaine.

On aime : les fées qui bêtifient sur le berceau de Romuald (planche 3), le ton revendicateur très syndicaliste de Romuald planche 11, le niveau de langue élevé du chat planches 12 et 13, la bataille aérienne planches 24 et 25, la gouvernante de la belle princesse, hommasse qui en a vu d'autres, et qui ne dédaigne pas la bouteille (planches 36 et 43) , la petite annonce matrimoniale planche 39...

Ce qui frappe dans cet opus, outre le maintien du bariolage réjouissant et allègre des couleurs printanières, c'est le soin approfondi apporté aux décors et aux costumes par Bruno Maïorana : alors que les albums précédents nous promenaient dans une atmosphère somme toute médiévale-gothique, Maïorana a progressé d'un ou deux siècles, et le plus gros des décors relève d'une esthétique XVe-XVIe siècles, style joyeuse Renaissance française, époque François Ier, sans se priver de remonter jusqu'à Louis XI quand ça l'arrange (voir le chambellan planche 41).

Les arêtes épineuses du clocher, les ouvertures à croisées et les mâchicoulis surtout ornementaux du château en voie d'embourgeoisement, le croisillonnage envahissant des bandeaux, des corniches et des colombages, les fraises ondulantes des cols, les pourpoints polychromes brodés, les coiffes et chapeaux recherchés, les manches et pourpoints à franges dentelées et à crevés flottants font de la planche 1 un manifeste de la nouvelle esthétique de "Garulfo". Impression confirmée par la cour ornée d'arcatures à l'étage planche 5, les frises colorées et les tapisseries planches 7 et 9, les élégants raffinés planche 8, les carrelages planches 8 et 20, la vue cavalière sur la ville comme sur les vieux plans planche 21...

Maïorana ne craint pas de mettre en scène ses images comme un décor de théâtre. Rien que sur la couverture, le grenouille s'inscrit bien au centre de la scène, fortement éclairée par un faisceau d'origine inexpliquée qui tend à effacer les joints du carrelage selon son angle d'incidence au sol. Au fond, une grande porte en gothique en fer de lance suggère d'obscures profondeurs, aussi inquiétantes que les trophées de chasse à l'expression féroce qui surplombent la grenouille.

Planche 2, une dentelle d'arcatures gothiques superposées, comme dans un triforium, semble n'être là que pour le décor : sa fonction architecturale est rien moins qu'évidente.

On aime : le paysage d'un champ en cours de labourage, très apparenté aux gravures renaissantes (planche 5), la scène de rue planche 18, la ravissante scène de nature planches 30 et 31...

Dragon embarrassant, ogre à combattre, crise d'identité entre Garulfo et Romuald... Le récit est bien parti pour retrouver des situations farfelues !
khorsabad
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le 17 déc. 2012

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khorsabad

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