Devenu auteur-vedette du journal « Pilote », Greg doit résolument inscrire sa créativité dans le long terme. Trouver des filons à exploiter, tout en renouvelant l’approche formelle et les ressorts comiques afin de ménager toujours la surprise.
Le milieu restreint de la maison familiale et du voisinage de Lefuneste étant certes fécond, mais insuffisant à long terme, Greg prend la précaution d’insérer Talon dans des situations différentes mais durables. Censé être employé au journal « Pilote » pour y produire lui-même ses propres gags, avec parfois des allusions sarcastiques à la flemme d’un certain Greg, Talon se fait régulièrement engueuler, voire bastonner par Goscinny, le « petit-rédacteur-en-chef », colérique et jamais content de ce que lui propose Talon.
Dans ce contexte, on appréciera les gags 462 (l’ « onirisme intérieur »), 418 (Talon affairé pour la bonne cause), 426 (Talon essayant vainement de redonner vie à des gags archaïques). On note au passage que Lefuneste est censé travailler également à « Polite » (gag 418).
Les relations de Greg avec le réel historique restent distantes, non seulement parce qu’il faut amuser, et que la réalité est rarement désopilante, mais aussi parce qu’il faut s’emparer du réel en lui conservant des potentialités de dérive rapide vers l’absurde et le loufoque.
Dans cet album de 1974 (inauguration de la crise économique, celle dont nous ne sommes jamais vraiment sortis, malgré les bourrages de crâne des politiques et des journalistes qui, parfois, ont intérêt à nous enfumer en montant en épingle tel ou tel krach boursier), Greg récupère le thème de la pollution et de l’invasion urbaine, et, bien entendu, Achille, héros positif, embrasse la cause écologiste. Il lui faut du vert dans les rues ? Pas de problème (gags 449, 452, 451) ; et le nucléaire, c’est pas bon du tout (gag 468). Quant à pêcher au calme dans la nature, c’est pas évident (gag 434), surtout quand on transporte la pollution des villes à la campagne (gag 475).
Qui dit crise dit regain de l’insécurité au quotidien ; joli cambriolage gag 431, animal de défense gag 432, agression en pleine rue gag 467 ; atmosphère de malaise social et de grèves perpétuelles (ben oui, Talon est français, quand même) : gag 409.
Les thèmes classiques reviennent : les importuns (représentant en brosses, gag 428 ; vantard de bistrot, gag 438) ; les prétentions talonnesques à en savoir plus que les autres (sur la préparation du thé, gag 422, un grand moment ; sur l’autodéfense, gag 467) ; sa cupidité (gag 444) ; son manque de volonté (gag 416) ; les amis que l’on retrouve dans la rue (gags 468, 437) ; l’arrivée d’extraterrestres (plus à la mode en 1974 que maintenant), gag 413 ; les arnaques de Vincent Poursan, qui vend tout ce qu’il vous faut, surtout des factures (le gag 421 joue aussi sur les règles juridiques qui prennent en compte la littéralité de ce qui est dit dans les contrats, et non pas l’esprit). L’envahissement de l’espace public par la sexualité commerciale (gag 466).
La variation des ressorts humoristiques est sensible : la bonne vieille mystification style Gaston Lagaffe (gag 462), l’accumulation d’homophonies (gag 449), l’amplification invraisemblable des initiatives, des chocs, des passions (gags 452, 428) ; la verbosité pompeuse et emphatique émaillée d’incises cyniques ou perfides (gag 452, 431, 451, 437) ; le contraste entre la violence des actes et la retenue châtiée des propos (gag 444).
A titre personnel, plusieurs gags m’ont marqué : l’image B du gag 452, entre rêve et désir ; et le gag 426, qui a directement nourri mon humour...