Scott McCloud, dès sa première publication en 1993 avec « L’Art Invisible », s’est imposé comme un auteur majeur de la bande dessinée actuelle. Avec cet ouvrage ambitieux, il essayait avec succès de définir et conceptualiser la bande dessinée mondiale depuis ses débuts, contribuant alors énormément à prouver que le 9ème art n’a rien à envier aux autres. Plus de 20 ans plus tard, il nous revient cette fois-ci avec un récit de fiction de 500 pages non moins ambitieux : Le Sculpteur, publié en France en mars 2015. Se rapprochant beaucoup dans ses thématiques au film « Birdman », il emprunte néanmoins un chemin inattendu et tout aussi admirable.
Scénario : David Smith, jeune sculpteur ambitieux vivant à New-York, est depuis quelques années tombé dans l’oubli. Il considère alors le monde de l’art avec amertume, le jugeant trop arbitraire, et moins intéressé par les qualités artistiques que par l’argent. Idéaliste, il veut « se faire un nom » dans le métier, à tout prix. Même s’il doit y laisser sa vie, il veut absolument être reconnu à sa juste valeur. C’est ce que lui propose une entité divine, 200 jours où il pourra façonner ce qu’il voudra de ses mains avant de mourir. 200 jours… On constate en premier lieu à quel point le récit tend à l’universel : que ce soit avec le nom de son personnage, son cadre, ses thématiques, chaque élément est réfléchit de manière impliquer personnellement le lecteur. Car si on s’attend à une réflexion sur la condition d’artiste et sur le monde de l’art contemporain, cynique et mercantile, le récit prend une toute autre ampleur très rapidement…
Dessin : C’est réussir à transmettre les émotions des personnages sans perdre de l’efficacité du récit que recherche Scott McCloud avec ce style graphique. Beaucoup moins épuré qu’il en a l’air, son trait s’attarde aussi bien sur la gestuelle des corps, et notamment des mains, souvent montrée en gros plan, que sur les décors New-Yorkais très chargés. Il ajoute à cela une mise en couleur en monochrome bleu foisonnante et particulièrement intéressante, car ayant une fonction dans le récit : elle met en valeur les éléments importants de certaines cases, sans délaisser les décors. On remarque aussi un soin porté sur les « figurants » de l’histoire, tous ces visages composant la foule urbaine ou les soirées mondaines. Il arrive à les différencier avec une maîtrise affolante, on croirait qu’il a réfléchit longuement sur chacun de ces visages pourtant tellement nombreux sur certaines cases… En plus de donner une dimension plus réaliste, il veut ainsi donner un sens à la foule, saisir chaque individu dans la masse.
Pour : Cette ampleur inattendue, c’est que cette bande dessinée est aussi (et surtout) une ode à la vie, un message profond sur l’être humain. Pourtant très dur avec ses personnages, (on apprend rapidement que les parents et la sœur de David sont morts un à un prématurément) la réflexion de Scott McCloud se veut optimiste : l’individualité des personnages a beau être constamment noyées par la réalité, il éparpille quelques notes d’espoirs d’autant plus délectables. Surprenante là encore, l’histoire est aussi intimiste, et développe une romance véritablement touchante et complexe. Le dernier parti-pris notable de l’œuvre enfin est son caractère plus fantaisiste et onirique, qui amène même à quelques passages surréalistes, et permet de libérer encore plus d’émotions au lecteur. Scott McCloud justifie et appuie enfin son propos dans une postface qui laisse là encore sans voix.
Contre : Evidemment, comme toute œuvre symbolique, les cyniques pourront la voir d’un mauvais œil. Il est vrai que certaines explications sont un peu bancales et artificielles, que la fin tire peut-être un peu trop en longueur, que le souffle tragique peut paraître un peu forcé… Mais c’est en osant des idées comme celles-ci qu’on arrive à un résultat bouleversant et original, ce qui est parfaitement le cas ici.
Pour conclure : Lorsqu’un récit propose une réflexion aussi profonde sur l’Art et la destinée, tout en insufflant une dimension dramatique très forte à ses personnages, tous bien développés et terriblement attachants, on peut aisément parler de chef-d’œuvre. Scott McCloud prochain Fauve d’Or du festival d’Angoulême ?