Entremêler deux thèmes majeurs : la grande aventure maritime bretonne du XVIIIe siècle, et les remous liés à la Révolution Française de 1789, voilà deux fondations capitales de cette belle série ! La densité des péripéties, des surprises, des retournements de situation, nous ramène à la grande époque des BD d'aventures des années 1940-1960, où chaque page se devait d'être lourde d'éléments fortement émotionnels (alors que par, la suite, beaucoup de BD ont pris un rythme plus lent, plus contemplatif, propre à des réflexions sur soi de la part des héros, à des remises en cause d'identité en liaison avec le doute sournois qui est monté dans nos sociétés à partir de 1965 environ).
Ajoutons que le contenu émotionnel, assez puissant, tient également à la cruauté de nombreuses scènes (sang qui coule, violences en tout genre, viols, assassinat, mutilations... Mitton n'y va pas avec le dos de la poêle à frire...), aux contrastes physiques et psychologiques entre les personnalités : Kerbeuf , un des "méchants" les plus abjects qui se puissent composer : lourd, bestial, laid, cupide, cruel, sans scrupule, sadique, constamment équipé de cette arrogance et de cette sûreté de soi dans le crime qui en fait un archétype du Mal; par contraste, Yann Le Scorff, 17 ans, visage d'ange blond, sexy à tout moment, loyal, moral, scrupuleux, soutenu par l'idéal révolutionnaire, et qu'on nous montre fréquemment battu, humilié, torturé, emprisonné, réveillant en nous la bête sadique qui se plaît à voir souffrir la beauté.
Mitton nous met moins de sexe dans cet opus qu'il n'en introduira dans "Chroniques Barbares", par exemple. Pour les amateurs d'immoralités sexuelles, les planches 38 à 40 offre une sinistre scène de viols, avec un joli petit cul d'adolescente.
Mitton sait donc accrocher le lecteur par un puissant contenu émotionnel. Mais l'artiste est également un grand dessinateur, qui recrée avec talent les décors du littoral breton de cette fin de XVIIIe siècle :costumes à grands chapeaux, culottes larges et bonnets de marins, liserés décoratifs des manteaux et pantalons à rayures verticales; coiffes et mantels à dentelles; vieux prêtre à bavette et soutane; calvaires ruraux et façades à pignons, dolmens, landes, brumes et bourrasques; vieilles auberges noyées de pluie, pavés ruisselants; mais aussi fêtes et chants populaires (planche 16).
Conçu dans la foulée des célébrations obsessionnelles du bicentenaire de la Révolution Française, cet album place les héros du côté des révolutionnaires, avides de liberté, lecteurs persécutés de l'Encyclopédie, de Diderot, de Voltaire, du chevalier de Jaucourt, et grands croyants à l'avenir radieux de l'humanité sur fond de progrès scientifiques et techniques mécanisés, qui allègeront la peine des hommes. Naïf mais efficace : on sait à quelles pénuries et à quel chômage nous a conduits cette glissade vers la mécanisation à outrance. Yann, le héros, est cartographe, ce qui lui ouvre bien des perspectives quand on vit au bord de l'Atlantique dans un milieu de marins.
Face à eux, les exploiteurs fiscaux de l'Ancien Régime, toujours à pressurer le pauvre peuple écrabouillé d'impôts. Là aussi, peu de nuances dans le portrait de ces poulpes qui vident le Tiers Etat de son sang...
Si la série est conçue pour durer, difficile, quand on a un bateau, de zapper le thème de la chasse au trésor; de fait, l'intrigue exploite habilement l'idée de trois cartes au trésor qui doivent être retrouvées ensemble (comme dans "Le Secret de la Licorne"), ce qui est d'ailleurs l'occasion pour Yann, le mignon jeune héros, de trouver sur sa route une figure paternelle bienveillante de vieux marin qui sait jauger les hommes.
Une tempêtueuse mise à la voile d'une série prenante, qui promet d'aller loin !
