De Théo Grosjean, on connaissait déjà L’Homme le plus flippé du monde, une série née sur les réseaux sociaux et dont le prolongement en bandes dessinées offre une vision autobiographique et relativement étendue des phénomènes d’anxiété et de phobies sociales. Le Spectateur lui emprunte sa lucidité, sa sensibilité, mais aussi un travail chromatique en trois teintes – blanche, noire et turquoise. Graphiquement, l’album apparaît cependant plus abouti, avec des environnements davantage détaillés et par conséquent mieux restitués. L’existence de Samuel, le héros, est diminuée par un mutisme le plaçant le plus souvent en position de spectateur impuissant : ce n’est plus une forme d’asociabilité due aux angoisses qui l’empêche de prendre langue avec les autres et se fondre pleinement dans des situations sociales ordinaires – d’une soirée festive à une prise de parole en public –, mais bien un handicap sensoriel tangible, sur lequel il n’a malheureusement aucune prise.
À peine l’album ouvert qu’un message apparaît discrètement en relief dans un monochrome turquoise. Il faut y voir un premier indice sur l’incommunicabilité de Samuel, dont Théo Grosjean va retracer certaines tranches de vie de manière elliptique, et le plus souvent sur une à quatre planches, à l’exception notable d’un voyage scolaire en classe de neige. Sur le plan familial, le jeune héros n’a aucun motif d’épanouissement. Son sens accru de l’observation et son mutisme provoquent tôt le malaise de ses parents. Enfant, il évente à travers un dessin rudimentaire les liaisons extraconjugales de son père, puis est placé lors du divorce de ses parents sous la garde de sa mère – qui décède rapidement des suites d’un accident de la voie publique – avant d’être récupéré par Antoine, dont l’esprit paternel est si limité qu’il lui rappelle volontiers qu’il n’a jamais été le fils escompté.
D’un bout à l’autre de l’album, Théo Grosjean va adopter le point de vue subjectif de Samuel, que le lecteur n’aperçoit que sporadiquement, lorsqu’il se regarde dans un miroir. Ce parti pris graphique et narratif permet de prendre le pouls d’une solitude exacerbée. Esseulé dans une famille recomposée où il apparaît à la fois comme étrange et étranger, il peine aussi à établir des liens avec les autres enfants, et a fortiori dans l’enseignement spécialisé, où il se trouve mêlé à des élèves présentant des troubles mentaux. Il y fera toutefois la connaissance de Yacine, simulateur peu désireux d’être admis dans une établissement classique, jusqu’à ce que son imposture soit dévoilée et qu’il effectue une tentative de fugue se soldant… par un accident de voiture ! Il faut s’arrêter une seconde sur les récurrences qui émaillent la bande dessinée : les personnages percutés par des automobilistes, les oiseaux morts que Samuel manipule ou les inserts sur les lèvres de Judith, une camarade de classe qui va l’éveiller aux sentiments amoureux, interviennent à chaque fois à des moments-clés de l’histoire. C’est une transition douloureuse d’une mère aimante vers un père indifférent, c’est ce dernier annonçant une incompatibilité avérée entre ses attentes initiales et la réalité de sa relation avec son fils, c’est un premier contact charnel…
Si Le Spectateur narre avec à-propos et brio l’existence telle qu’elle est perçue par Samuel, l’album n’est pas dénué d’humour. Un épisode suffit à en attester. Alors que des cambrioleurs sont en train de vider les armoires familiales, Samuel les observe avec neutralité (comme toujours), et taiseux (par défaut). Notant une vague mais inquiétante ressemblance avec Danny, l’enfant de Shining, ils prennent peur et décident de quitter cette maison pour cambrioler la suivante. On pourrait aussi signaler l’ironie noire consistant à voir la mère de Samuel perdre la vie en l’emmenant chez un glacier et, ensuite, son père chercher à le consoler en lui offrant… une glace. Le Spectateur est bien plus que le témoignage d’une vie dégradée par un handicap. Il se leste d’une grande variété d’émotions et de tonalités. Il n’est ni avare en clins d’œil (2001, l’Odyssée de l’espace) ni en sous-propos.
Ces derniers sont nombreux et pluriels. Yacine voit d’abord s’abattre sur lui le jugement normatif de Virginie, la nouvelle compagne d’Antoine. Si Samuel fréquente un individu typé, c’est forcément qu’il se radicalise. Il subit ensuite brimades et supplices en raison de son homosexualité. Judith, de son côté, déclare se sentir comme un « fantôme ». Un sentiment qu’elle partage avec Samuel. Elle aussi est émotionnellement éloignée de son père. Elle subit en outre une sorte de revenge porn, des photos compromettantes ayant été diffusées sur les réseaux sociaux. « C’est juste le fait d’exister qui me met en burn-out », dira-t-elle. Antoine, enfin, subit une nouvelle séparation, un chômage durable, la visite des huissiers de justice. Il sacrifie les effets personnels de son fils, arguant lamentablement : « Qui ne dit mot consent. » Les dessins de son fils, une fois portés à la connaissance des marchands d’art, se négocieront toutefois plusieurs milliers d’euros. C’est à ce moment précis que Le Spectateur abat ses dernières cartes thématiques : en portraiturant un marché de l’art hautement spéculatif et aux jugements à l’emporte-pièce (très appréciés dans les talk-shows télévisés), puis en confrontant Samuel à une tumeur cérébrale particulièrement agressive. Ces ultimes ramifications narratives viennent refermer un récit d’une densité remarquable, articulé autour d’un personnage attachant et excellemment caractérisé.
Sur Le Mag du Ciné