Ce tome fait suite à Djinn - Tome 2 - Les 30 Clochettes (2002) qu’il faut avoir lu avant. Il s’agit d’une série qui compte treize tomes et trois hors-série. C’est également le cycle ottoman, composé des quatre premiers albums. Sa parution originale date de 2003. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Mirallès pour les dessins et les couleurs. Il compte quatre-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par Dufaux, citant T.H. Lawrence, et pointant du doigt que les voiles tombent comme les illusions, et qu’il est peut-être trop tard pour s’évader. Le tatouage est entré dans la peau, on ne peut plus l’effacer.
Première moitié des années 1910, le sultan Murati reçoit le photographe Samuel Goldman qui l’écoute très attentivement et avec déférence. Le sultan lui explique qu’il cherche une femme. Et pour ce qu’il représente, pour le nom qu’il porte, il n’y a rien de plus humiliant : un sultan n’a pas à chercher, il prend. Aussi le sultan indique à son interlocuteur qu’il l’écoute, car il reste persuadé qu’il faudra peu de temps au photographe pour retrouver Jade sa favorite. Goldman bafouille une réponse : Harold Nelson l’a pris par surprise car il ne semblait préoccupé que du sort de sa femme. Goldman n’y comprend rien. Le sultan prononce le nom de son garde qui se tient derrière le photographe : Youssouf. Ce dernier pointe un revolver sur la tempe du blanc et il lui indique qu’il a trois jours pour retrouver sa maîtresse. Il ajoute : passé ce délai il viendra au photographe, pour prendre sa tête, et il tient ses promesses comme sa réputation en atteste, celle de Youssouf Sarki.
Dans les années 1950, Kim Nelson pénètre enfin dans la pièce où se tient Ebu Sarki. Ce dernier lui indique qu’elle peut entrer sans crainte. Il ajoute qu’elle est belle : Asherdan l’avait prévenu, il avait essayé de la décrire, avec des mots bien pauvres. Elle répond qu’Asherdan était trop occupé à compter pour la décrire, compter les trente clochettes. Elle présente la dernière dans sa paume de la main, à son hôte. Elle a accompli le rite, ce qui lui permet d’enfin adresser la parole à Sarki. Il commente : trente clochettes, trente corps d’hommes qui l’ont possédée à leur guise, selon leur plaisir. Elle confirme : il s’agissait bien de leur plaisir, non du sien. Il répond qu’elle parle comme une djinn, et qu’une djinn se met nue lorsqu’elle s’adresse à son maître. Kim Nelson s’exécute et dévoile son corps. Elle reprend la parole : elle est venue lui demander une faveur, un homme est enfermé dans ses geôles. Elle lui demande de lui laisser la vie sauve, et elle fera tout ce qu’il voudra. Ebu Sarki est surpris : elle aime cet homme, il croyait une djinn incapable d’aimer. Elle est donc prête, si elle a réussi l’épreuve des clochettes, prête à recevoir ses invités à lui, les satisfaire comme il se doit. Elle devra abandonner toute insolence. Il la qualifie de djinn. Elle sort dehors en se demandant pourquoi il l’appelle une djinn. Satisfaire les invités de Sarki : elle se demande si est devenue une prostituée. À l’intérieur, Ebu Sarki a acquis la conviction que c’est elle, c’est bien elle, la femme qu’il attendait depuis si longtemps.
Le lecteur ressent un contentement immédiat en découvrant le début de ce troisième tome : chacune à leur époque, Miranda Nelson et Kim Nelson ont triomphé de l’épreuve des trente clochettes. Ce parcours consistait à satisfaire trente partenaires sexuels différents qui leur étaient imposés. Dans le même temps, Miranda a majoritairement couché avec des femmes raffinées, et Kim avec des hommes grossiers et rudes. Les deux ont tenu bon jusqu’à la trentième clochette, ravalant leur orgueil, se soumettant aux humiliations telles que la nudité publique, ou les relations qui leur répugnent physiquement ou émotionnellement. Le temps de ces rapports au consentement au mieux douteux est passé, et ces deux femmes en sortent plus fortes, libérées de tabous sociaux, dissociant bien une activité sexuelle s’apparentant à une compétence physique, et une activité sexuelle fondée sur les émotions. Ainsi lorsqu’elle se dénude devant Ebu Sarki, Kim Nelson a conscience de sa beauté physique, et sa réaction est dépourvue d’humiliation : il s’agit d’une action à accomplir dans le contexte de cette relation, sans sentiment ou émotion, une forme de conformisme à une convention sociale attestant de sa compétence physique. Puis vient une scène de séduction toute entière dans la manipulation entre Jade qui se dénude à dessein, et Harold Nelson comprenant parfaitement les intentions de cette femme et l’enjeu du moment.
Dans ce tome, les scènes de séduction et de rapport sexuel conservent toute leur sensualité. Les auteurs conservent cette dimension au cœur de leur récit, sans que cela ne devienne un prétexte, ou que la nudité soit mise systématiquement en avant afin de conserver l’attention du lecteur (pré)pubère. Kim se met nue devant Ebu Sarki : son corps se détache sur la robe qu’elle a ouverte avec les bras encore dans les manches, son regard toujours aussi assuré, elle accomplit un geste purement technique devant cet homme, consciente de sa beauté, un moyen pour arriver à une fin, un état d’esprit d’experte maîtrisant son art, à l’opposé de celui d’une victime résignée. Dans une scène suivante, c’est au tour de Jade d’user de ses charmes pour séduire : elle aussi met en œuvre des gestes calculés pour plus de sensualité, la mise à profit de l’élégance de sa nudité pour troubler l’homme qu’elle contraint ainsi à assumer le rôle de voyeur non consentant. Puis Kim doit s’offrir à un nouvel homme qui lui est imposé, et elle passe en mode gestes techniques, confiante en ses compétences, en ses acquis de l’expérience, cet état d’esprit générant des émotions de fierté personnelle. Il en va ainsi des autres scènes d’érotisme. L’artiste représente la nudité, y compris de manière frontale, sans s’appesantir sur l’entrejambe, sans représenter le pénis, sans gros plan. Comme dans les tomes précédents, elle joue avec les stéréotypes, tout en apportant un regard qui les transforme en une scène spécifique, ce qui est rendu possible par le scénario. Celui-ci joue également sciemment avec les clichés (par exemple la femme contrainte de dévoiler sa nudité face à un homme), tout en ayant développé chaque personnage, à la fois son parcours personnel et son caractère, et les liens entre eux, ce qui fait de chaque mise en présence une situation particulière, avec ses propres enjeux dont la potentialité d’un rapport sexuel ne constitue qu’un symptôme.
La beauté plastique de la narration visuelle rayonne littéralement de chaque case où se tient un ou plusieurs personnages féminins, ainsi que de toutes les autres. Comme dans les tomes précédents, le lecteur se trouve enveloppé par les ambiances lumineuses : leur composition, ainsi que les sensations qu’elles dégagent. Le lecteur s’installerait bien sur une des chaises confortables du bureau du sultan, avec une lumière tamisée grâce à de lourds rideaux, ce qui donne l’impression d’un endroit plus frais que l’extérieur. Il ressent la lumière crue du soleil du désert traversant la grande baie vitrée de la forteresse de Sarki. Il voit la lumière dansante du feu nocturne en bord de fleuve. Il se sent détendu dans la lumière orangée sous la tente du sultan pour une réception mondaine. Il prend l’air frais avec l’ambassadeur dans la douceur bleutée de la nuit. Ana Mirallès continue de réaliser un détourage des formes par un trait de contour fin, léger et élégant, tout en étant assuré. La mise en couleur directe semble prendre plus de place dans certaines pages, donnant une apparence plus organique aux différents éléments, toujours représentés avec précision. La reconstitution historique reste consistante et bien documentée. Le tatouage au henné est fait avec un trait d’une encre sépia, comme en couleur directe.
Totalement sous le charme de la narration visuelle, le lecteur en oublierait presque l’intrigue. Le scénariste évoque rapidement le contexte historique et la démarche d’une nouvelle alliance dans laquelle se trouve la Turquie avant la première guerre mondiale. S’il est habitué à cet auteur, le lecteur sait qu’il met à profit le contexte historique pour son intrigue, mais qu’il ne s’agit jamais d’un ouvrage de nature historique, car il accommode les détails, et parfois les faits à sa convenance. Le précédent tome établissait que l’enjeu réside dans l’évolution de Miranda Nelson et de sa petite-fille Kim Nelson. Elles avaient décidé d’intégrer le harem du sultan pour la première, du mystérieux Ebu Sarki pour la seconde, pour des raisons personnelles et différentes l’une de l’autre. Elles savaient que le prix à payer était de devenir une experte dans l’art de l’amour, et que le mode d’apprentissage leur serait imposé. L’un et l’autre ont triomphé de l’épreuve des trente clochettes, en toute conscience du prix à payer, ce qu’elles ont fait sciemment. Les voilà plus riches de cette expérience, plus adultes en ayant bravé des tabous sociaux, en s’étant confronté à leurs limites, sans retour possible à un état antérieur, après la perte de leur innocence. Aux deux époques, l’objectif reste le même : accéder au trésor. Dans le même temps, leur émancipation les rapproche d’une autre femme : Jade, la favorite du sultan Murati, dans les années 1910. Leur émancipation les a libérées des contraintes sociales qui les retenaient prisonnières de leur condition, de leur place attitrée, de leur rôle prédéfini. Dans le même temps, Kim Nelson fait une étrange expérience, alors qu’un membre de l'ordre Mevlevi exécute sa danse devant elle, au son de l’orchestre, les mouvements d’une toupie d’un derviche tourneur. Elle s’est libérée de certaines entraves, et maintenant elle en perçoit d’autres.
Le titre de la série indique au lecteur qu’il s’agit d’un conte, et que la vérité historique passe au second plan derrière cette nature. La narration visuelle continue d’enchanter le lecteur, par son élégance, son pouvoir de séduction, sa précision, et parfois sa cruauté. Sous le charme, il accompagne la dizaine de personnages dans deux époques différentes, troublé par l’opiniâtreté de Miranda et de Kim à se soumettre à l’épreuve des trente clochettes, ou plutôt à en triompher, admiratif de leur réussite, curieux de découvrir ce qu’elles vont faire de l’indépendance ainsi acquise, tout en constatant avec elles qu’il s’agit d’une indépendance relative. Ensorcelant.