Plus nous nous rapprochons de l'époque actuelle, plus le récit se déstructure. Finies les séquences dramatiques au thème bien dessiné (Le Grand Bond en Avant, La Révolution Culturelle...); avec l'application de la "Pensée DengXiaoping" (pages 57 à 59), la Chine s'enrichit avec une soudaineté qui surprend tout le monde; elle parcourt en trente ans (1980-2010) les chemins de croissance économique que la France a mis cent ans à parcourir (1850-1950).

Li Kunwu, dessinateur de presse dans ces années, exerce le métier rêvé pour multiplier les interviews et illustrer les parcours de vie brutalement saisis par les progrès de la richesse moyenne. Mieux, sa vie conjugale n'étant pas un succès, il est d'autant plus libre pour porter attention à la vie des autres.

Le rythme des tranches de vie, des anecdotes révélatrices, des observations significatives s'accélère dans ce volume, jusqu'à restituer dans sa cavalcade même la frénésie des années de la haute croissance chinoise. C'est un feu d'artifice (invention chinoise, à ce que l'on dit...).

Le dessin de Li Kunwu se magnifie lui aussi, et parvient à une sûreté de rendu et un classicisme dont il était assez éloigné dans le tome 1. La jaquette du tome 3 reproduit en couleurs l'une de ses affiches publicitaires, dont le réalisme et la beauté un peu trop sucrée (bien dans le goût chinois) nous fait encore davantage regretter qu'il ne nous en ait pas fait profiter davantage dans cette autobiographie.

Les paysages "à la chinoise" se multiplient : ponts en bambou sur des pièces d'eau (page 129), oiseaux sur des branches, collines karstiques du Yunnan au-dessus de fleuves quasi invisibles sur lesquels plane une embarcation dérisoire (Page 85), rizières en terrasses (pages 113, 131)...

Dessinateur et scénariste se livrent : Philippe Ôtié, dans une préface, avoue que le parti pris du récit a été de ne choquer personne : ni propagande ni critique. Donc, les opinions et attitudes de Li Kunwu, telles que révélées sur les trois volumes, ont des chances d'avoir été "arrangées" pour ne pas effaroucher le lecteur français. On devine qu'il doit tout de même être un peu plus communiste que ses naïvetés apparentes des volumes précédents pouvaient le laisser supposer : il préfère (explicitement, après en avoir discuté avec Philippe Ôtié) ne pas critiquer ouvertement les massacres de la place Tian An Men en 1989, plutôt que d'inventer un scénario où il se serait mis en scène lui-même. Pour ce rural du Yunnan, Tian An Men était bien loin, et apparaissait comme une douloureuse péripétie, limitée dans son ampleur par rapport aux horreurs maoïstes. (Pages 63 à 69). Et Li Kunwu semble honorer le Mur des Fédérés de la Commune de Paris (page 238) avec nettement plus ferveur que les Français eux-mêmes.

On appréciera les tribulations assez drôles de Li Kunwu à Paris (pages 234 à 245).

L'argent va de pair avec une occidentalisation des moeurs et un relâchement du puritanisme fanatique familier aux totalitarismes (se retenir de baiser donne de la hargne pour se battre). Scène de farce sur l'introduction de modèles nus féminins dans une école de Beaux-Arts (pages 16 à 22).

Les villes se transforment. Le Kunming (ville natale de Li Kunwu), plusieurs fois représenté sous le même angle pendant les trois volumes, apparaît vers la fin submergé de cités résidentielles verticales qui poussent à une vitesse effrayante (il faut reloger le peuple dans des conditions de confort et d'hygiène plus convenables); du coup, les vieux quartiers pauvres des centres villes sont détruits pour faire de la place (pages 176-177). Les appartements s'embellissent, s'enrichissent, et la décoration devient envahissante. Les rues se couvrent progressivement du publicités verticales, et les embouteillages s'installent. On embauche massivement pour construire (page 56).

La nourriture devient plus riche et plus variée. L'un des leitmotivs de ce volume est l'ascension fulgurante d'un pauvre bougre et de sa femme, misérables récupérateurs nocturnes de ferrailles (pages 155 à 165) devenus propriétaires d'un chaîne de restaurants réputés (pages 190-191, 214-215).

Les Chinois découvrent l'ampleur des spéculations et des entreprises que leur permet l'arrivée de tout cet argent, issu des Zones Economiques Spéciales comme Shenzhen.

Jeune Chine et vieille Chine maoïste se heurtent : il y a ceux qui adhèrent au nouveau cours de l'économie et des mentalités ("se jeter à la mer", page 100), et ceux qui restent crispés sur la vision d'une Chine paysanne et puritaine (pages 136 à 139). Se faire rappeler qu'on a été Garde Rouge n'est pas forcément apprécié (pages 38-39).

Il faut dire que l'invasion du capitalisme et de l'économie de marché manque de confort pour nombre de Chinois : on remplace (selon les mots de DengXiaoping) le "bol en fer" (protection sociale assurée, de la naissance à la mort, par l'Etat employeur) par le "bol en terre" (obligation d'études sérieuses pour réussir, emploi non garanti à vie, aucune protection sociale dans aucun domaine... On dirait la France d'aujourd'hui, et pourtant, la France n'a pas cette excuse d'avoir été authentiquement "socialiste" pendant des années !!!) (pages 38 à 45, 152-153).

Représentations intéressantes : les dortoirs du journal "Yunnan Robao" (pages 48 à 50) : on note que les couples sans enfant sont nettement mieux logés que les autres (politique de l'enfant unique). Un "salaire de départ intéressant" est de 75 yuans par mois (en 1980; soit 9 euros au change de 2013...). Belle scène de rites funéraires chinois (pages 116 à 122), où l'argent joue son rôle. Scènes de farce populaire traditionnelle (pages 200-201). Rapidité de l'ascension sociale d'un grand patron (Pages 216-220). Vie à l'écart du monde des minorités (pages 224 à 227). Invasion des cyber-cafés (page 233).


Chapitre 7 : Le premier bol en or.


Face au besoin massif de matériaux, de pièces, de main-d'oeuvre généré par la croissance économique, les plus ingénieux se lancent dans l'aventure : on récupère n'importe quoi pour que le client soit content, on va chercher les vieilles portes et fenêtres ornées des bâtiments détruits pour les vendre aux nouveaux riches soucieux d'orner leur appartement (pages 167 à 171). Des escrocs se font prêter de l'argent par n'importe qui, jurant que l'investissement en vue est juteux. Le pire, c'est que ça marche assez souvent (pages 86 à 93).

Les filles vont travailler dans les usines urbaines, et rapportent de l'argent dans les campagnes (pages 124 à 128).

Le monde de la finance se révèle aux Chinois, et les brasseurs d'argent se rencontrent dans des salons de massage (pages 96 à 100).

Les nouveaux riches sont parfois carnassiers, assez souvent de piteux imbéciles aux vues courtes : leur développement culturel est en retard sur leur prospérité économique (pages 184 à 189).

Les passeports intérieurs (destinés à limiter l'exode rural) sont contournés par les nouveaux riches (page 107) qui irriguent les campagnes de leur argent. Les "pousse-pousse" tirés par un mini-tracteur font leur apparition (page 111), car les mobilités de population s'accroissent.


Chapitre 8 : Le caractère "Chaï".

Le caractère "Chaï" est celui qui marque les maisons anciennes vouées à la destruction (page 172).

L'éducation "à la japonaise" qui se met en place coûte cher : il faut séduire par des cadeaux, voire corrompre les directeurs et directrices d'écoles réputées pour qu'ils acceptent l''enfant de la famille. Car la bonne école primaire va conduire au bon lycée qui va conduire à la bonne université qui va conduire au bon diplôme... (pages 146 à 150).

La corruption est d'ailleurs franche lorsqu'il s'agit d'obtenir de banales autorisations (pages 155 à 158).


Chapitre 9 : La Renaissance.

Et Li Kunwu lui-même vend ses dessins publicitaires à Shan Yong Guo, propriétaire de l'eau minérale Da Shan (pages 193 à 195). Les ouvriers de l'entreprise sont en uniforme, agissent de manière militarisée comme au Japon, chantent l'hymne de l'entreprise (pages 204 à 207).

La furie de la consommation - et du gaspillage - gagne les classes riches (pages 209 à 212).


Chapitre 10 : Les Temps Modernes.

Ca y est, Li Kunwu travaille pour une entreprise capitaliste, et le Kunming de son enfance a beaucoup, beaucoup changé... L'Exposition Universelle et les Jeux Olympiques de Pékin clôturent le récit. Les mots d'ordre patriotiques sont toujours là (pages 261 à 266), mais submergés sous la frénésie consuméristes (page 267).

Li Kunwu espère que le développement va se poursuivre, après tant de souffrances.

Son oeuvre témoigne avant tout d'un amour profond pour la Chine.

Un document d'un très grand prix.
khorsabad
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le 22 févr. 2013

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khorsabad

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