Ce roman graphique est issu de la collaboration du Français Philippe Ôtié (Philippe Autier – directeur du bureau de Wuhan (Chine) de la Mission Economique Ubifrance en Chine), et du dessinateur chinois Li Kunwu. Il ne s’agit pas vraiment d’un roman, mais d’une retranscription, un peu arrangée pour le public français, de l’autobiographie dessinée de Li Kunwu. Celui-ci a traversé tous les grands bouleversements de la Chine depuis que ce pays est passé sous la coupe communiste, en 1949, et cette autobiographie montre le vécu de ces évènements par le Chinois de base, loin de toute propagande pro-ou anti-communiste. Le témoignage est donc très précieux, par le concret des anecdotes qu’il rapporte, et aide à comprendre comment un peuple entier pris au jeu des abominations maoïstes, tant prisées par les soixante-huitards.

Disons que le dessin n’est pas la partie la plus intéressante de l’œuvre. Des vignettes en noir et blanc, des formes souvent approximatives et plus ou moins déformées, des altérations de perspectives sans grand intérêt. Malgré ces limites, Li Kunwu sait typer et maintenir constants les traits d’un visage, grossissant parfois à l’excès les têtes des enfants, même compte tenu de l’âge qu’ils sont censés avoir. La réduction à l’essentiel des traits des visages passe près de la caricature en certains cas. En revanche, une mise en espace variée des vignettes aboutit à des résultats narratifs intéressants.

Les dessins de propagande, qui ont constitué le gagne-pain de l’auteur dans la Chine communiste, sont d’une qualité très supérieure, et on regrette qu’il en reste si peu de choses (sur les jaquettes de couverture, par exemple).

La plupart des inscriptions chinoises contenues dans les dessins sont phonétiquement transcrites en caractères latins (mais avec la prononciation pinyin), et traduites, ce qui permet de mieux percevoir à quel environnement de messages et de signaux étaient soumis les Chinois du petit peuple.

Une introduction de Pierre Haski (journaliste correspondant de « Libération » à Pékin) résume sans grande surprise l’histoire de la Chine depuis 1949.

Ce premier tome (250 pages) contient trois chapitres :

1. Rouge. Pur.
L’auteur (nommé « Xiao Li ») est né en 1955 dans le Yunnan. Son père est un petit dirigeant local du Parti Communiste Chinois, chargé de la propagande maoïste. Au lieu du « Papa » attendu, ses premiers bégaiements ont été « Que le président Mao vive dix mille ans ! », ça donne le ton.

Sa première expérience va être le Grand Bond en avant : instauration des communes populaires avec vie collective obligatoire, hauts fourneaux ruraux dérisoires pour produire plus d’acier que les Etats-Unis ou l’U.R.S.S. ; dévastation des forêts chinoises pour tenir le rythme des fontes, puis des pagodes, temples et bâtiments anciens, à cause du torchis qu’ils contenaient, et qui était censé suppléer à la pénurie de charbon. Les femmes se rasent les cheveux parce que, dit-on ils constituent un excellent engrais naturel.

Déjà, on a sombré dans l’immonde : négation du corps, négation de l’intimité, négation de l’individu, tout ceci étant fondé sur une docilité jusqu’au-boutiste du petit peuple chinois, qui fait tout ce qu’on lui dit, et qui idolâtre le président Mao comme un dieu-père.

La propagande, mensongère jusqu’à l’absurde, prédit avec emphase de merveilleuses récoltes, des prouesses productives sans précédents, obtenues grâce à la pensée du Grand Timonier. On est ici, outre dans le totalitarisme le plus abject, dans une sorte d’idéalisme intellectualiste : la « pensée » (ici, la « pensée-Mao Zedong ») a un pouvoir quasi magique de transformation du réel, en dépit de toute règle élémentaire de bon sens. Le Grand Timonier-Totem de la Chine dispose de pouvoirs surnaturels de par son seul verbe, codifié plus tard dans le « Petit Livre Rouge ». Cette dérisoire superstition, héritée des raisonnements les plus primitifs de l’humanité, avait prétendu mener à une modernité plus avancée que celle des grandes puissances de l’époque.

Le réel rattrape tout le monde, y compris le Grand Timonier. Le blé, le riz, n’arrivent plus sur les marchés, et le « Grand Bond en Avant » se solde par une famine terrifiante (5 à 10 millions de morts, même l’auteur, pourtant bien placé, n’en sait pas plus). Le père de Xiao Li, bien que cadre du Parti, se met à douter sérieusement de l’efficacité de la politique suivie.

La vieille culture chinoise, avec ses divinités, ses animaux, ses magiciens, est combattue, méprisée, détruite à tous les niveaux. Le petit Chinois n’a plus droit à la poésie, à l’irrationnel, à l’enfance. Etonnons-nous de la résurgence de pulsions exterminatrices lors de la Révolution Culturelle !

Comme dans l’Allemagne nazie, on a toujours quelqu’un pour surveiller vos faits, gestes et paroles, y compris (surtout ?) au sein de sa propre famille, vous rappeler à l’ordre, tuer dans l’œuf vos embryons de doute, et aller vous dénoncer si vraiment vous en faites trop.

Sur fond de fa mine, on retrouve la campagne « Supprimons les 4 nuisibles » : mouches, moustiques, rongeurs, moineaux. Bonjour les concours de tapettes, les rafales de DDT, les tricheries pour rapporter à l’école plus de queues de rat que les autres !

En grandissant à l’école, la propagande est extrême : chanson en l’honneur du président Mao, bourrage de crâne continuel assuré par les vétérans de la Longue Marche, désignation obstinée des ennemis à combattre sans cesse : les grands féodaux, les propriétaires terriens, les Américains, les réactionnaires, les impérialistes... Toute la phraséologie fascisto-maoïste qui a façonné les représentations de centaines de millions d’individus incultes, naïfs et dociles, les engageant dans un militarisme de tous les instants.

2. Le Petit Livre Rouge .
Le sommet de l’hystérie maoïste est atteint dans ces années, pourrissant de manière durable l’intelligence et la civilisation chinoises. Tout le monde doit savoir par cœur « Le Petit Livre Rouge ». On change officiellement de nom pour en prendre un beaucoup plus belliqueux et communiste. Un des copains de Xiao Li, Qibao, visiblement un incapable à grande gueule, va profiter des années de Révolution Culturelle pour se venger de toutes les formes d’autorité qui l’insupportent (à commencer par les profs et les éducateurs), et à prendre sa revanche sur sa propre médiocrité en dénonçant n’importe qui comme réactionnaire, féodal et impérialiste. Les noms de lieux changent aussi dans le même esprit.

La civilisation chinoise, sa mémoire, l’histoire, le temps sont niés, gommés, exterminés au nom de la Parole du Grand Soleil Rouge. Il faut voir la chasse que font les imbéciles embrigadés pour combattre la cuisine chinoise, trop raffiné, trop bourgeoise ; le théâtre chinois et ses thèmes sont rayés par la grâce d’un seul oukase de petit con rouge. Le corps est toujours plus nié : se faire masser dans un établissement de bains, c’est bourgeois. Alors, j’te dis pas ce qu’il en est des pulsions sexuelles ! Les vêtements, les coiffures sont restructurés dans le sens de la platitude, de la grossièreté et du manque d’imagination (dire que deux ans plus tard, les connards maoïstes soixante-huitards, à la Sorbonne, prétendaient mettre l’ « imagination au pouvoir » ! Quelle source d’inspiration !).

La mise en espace des vignettes de Li Kunwu devient mouvementée et s’emballe lorsqu’on arrive aux temps suprêmes de la rage nihiliste et exterminatrice des Gardes Rouges, ces jeunes parcourant toute la Chine pour anéantir toute trace de l’ancienne culture, mettre en accusation tous les responsables, toutes les autorités. Les rôles sont renversés : les jeunes ignares sadiques imposent leur autorité aux gens d’expérience, qui ressemblent fort peu à des tortionnaires ou à des bourgeois. On touche ici à un point culminant de la manipulation maoïste : exploiter le sentiment naturel de chaque jeune que le monde commence avec lui, que tous les vieux (et moches) sont des crétins qui ont raté leur vie et fondé un monde mauvais et absurde. Faisons notre propre monde, camarade ! « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ! ». Il faut voir la Révolution Culturelle Chinoise pour comprendre authentiquement à quel point le mouvement de mai 1968 en France avait vocation totalitaire et anti-culturelle.

Xiao Li participe ensuite à la campagne de « dazibaos », affiches de dénonciation des « bourgeois » et des « réactionnaires » apposées sur les murs des villes. Tout y passe pour justifier la haine et les vengeances privées : actes publics de la cible visée, sa vie privée, ses ancêtres, surtout si ce sont des « bâtards noirs », comme pour Xiao Li (ancêtres propriétaires terriens, bourgeois, réactionnaires, etc.). On est maintenant dans l’atmosphère des Procès de Moscou des années 1930-1940 : de pauvres diables, parvenus à un petit poste de responsabilité grâce à leur travail, se voient subitement accusés, conspués, conviés à faire leur autocritique, trimballés en public dans les rues dans des postures honteuses et ridicules. Qui peut croire en l’Homme devant ces agissements des Gardes Rouges ?

Victime d’une dénonciation de dazibao, le père de Xiao Li disparaît pour plusieurs années dans une « Ecole du 7 mai », sorte de camp de travail pour « rééduquer » les cadres chinois « déviants ». Il en reviendra avec un cancer au foie.

La Révolution Culturelle finit en apocalypse : des bandes armées s’attaquent à toutes les autorités sous prétexte de faire la révolution. La « Grande Révolution Culturelle Prolétarienne » finit par être reconnue comme une erreur. Les slogans absurdes du type « Zaofan Youli » (« Toute rébellion est juste ») a fini par retomber sur la gueule du fascisme maoïste. C’était moins grave dans la France de 1968: les élections fonctionnaient encore. Mais suppose que...

En béni-oui-oui qu’ils sont, les Chinois participent alors aux « comités révolutionnaires », chargés par Mao de rétablir l’ordre. C’est-à-dire faire le contraire de ce qu’ils viennent de faire pendant trois ans.

Hasard ou pas ? C’est quand la Révolution Culturelle retombe que Xiao Li se met à travailler dans la culture : il dessine (fort bien) des portraits de Mao, mais découvre en même temps l’art traditionnel chinois – et son érotisme. En ceci, Xiao Li est superbement placé pour mettre en valeur l’absurdité de la Révolution Culturelle.


3. Armée Rouge.
Par idéalisme révolutionnaire, Xiao Li s’engage dans l’Armée Rouge. Bien sûr, la Révolution Culturelle est passée par là : plus d’insigne de grades sur les uniformes ; mais le réel revient toujours : les gradés sont ceux qui ont le plus de poches sur leur vareuse.

Puis, de mots d’ordres débiles en incohérences idéologiques à comprendre à demi-mot, on arrive à la mort de Mao, le Père (le vrai, apparemment, puisque le titre de l’album, « Le Temps du Père », s’arrête avec la mort de Mao, et pas avec la mort du père de Xiao Li).

En dépit de l’avarice avec laquelle Li Kunwu nous a distillé ses véritables talents de dessinateur, cet album est un document de première main sur les années les plus sombres de la Chine au XXe siècle. Et il remet à sa place notre mai 1968. On y retrouve l’arrogance conquérante et fanatique d’une (absence de) pensée qui voulait s’imposer au réel, nier l’individu, nier la dignité humaine, s’asservir au totalitarisme mondial. Mao n’ornait pas la cour de la Sorbonne pour rien.

Une des vertus de ce récit – et non des moindres – est la bonhomie avec laquelle l’auteur se met lui-même en scène, la naïveté enfantine avec laquelle il participe à toutes ces horreurs, comme un gentil garçon soucieux de bien faire et veiller au bonheur du peuple de son pays. Même les bons sentiments civiques semblent suspects, après une telle lecture.
khorsabad
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le 20 févr. 2013

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