Ce gamin vient de faire une découverte : le point vital qui déclenche le rire.

Ce tome fait suite à Les tourbillons de fleurs blanches qu'il faut avoir lu avant car il s'agit d'une histoire à suivre, en 10 tomes. Il est initialement paru en 1996, écrit et illustré par Vink (de son vrai nom Vinh Khoa). Cette série a été rééditée en 2 intégrales en respectant le format (29,9cm*22,8cm) : L'intégrale Le moine fou, tome 1 : He Pao, joyau du fleuve (tomes 1 à 5) et L'intégrale Le moine fou, tome 2 : Poussière de vie (tomes 6 à 10). À partir de l'année 2000, Vink a donné une suite à cette série, en 5 tomes, regroupés dans Voyages de He Pao (les) - Intégrale (mais dans un format plus petit 17,1cm*24cm).


He Pao a décidé de raccompagner Petit Li chez lui ; ils voyagent donc ensemble. Ce soir-là, elle a attaché et suspendu Petit Li dans la position de l'araignée pour qu'il apprenne à écouter. Elle quitte le pagodon, en lui promettant de lui ramener un poisson car il a très faim. He Pao descend en bondissant pour atteindre la grève et se baigner dans l'eau glacée de l'océan. Petit Li en profite pour se détacher comme il le fait tous les soirs, à l'insu d'He Pao, et pour se rendre au village y dérober des poissons. En restant caché, il observe les villageois ratisser la plage, à la recherche de Jasmin, la femme de Deng qui s'est enfuie avec leur bébé.


Comme depuis plusieurs soirs, Petit Li s'introduit dans la cabane du sorcier du village et de sa femme aveugle, et y dérobe des poissons qu'il mange dès qu'il est hors de portée. Les villageois finissent par attraper quelqu'un mais il s'agit d'He Pao qui leur inflige une sévère correction, qui projette Lu (le neveu du sorcier) à la baille et qui exige cent prosternations de leur part en guise d'excuse. He Pao revient au pagodon que Petit Li a déjà eu le temps de regagner, et où il s'est rattaché. Elle y découvre Jasmin et son bébé (bientôt rejointe par Bin le vrai père de l'enfant) et les aide à fuir. Mais Petit Li perd connaissance sous l'action des poissons empoisonnés. La nuit va être longue et mouvementée.


Le lecteur retrouve He Pao accomplissant la mission qu'elle s'est engagée à accomplir dans le tome précédent : raccompagner Petit Li chez lui. Il a donc la confirmation a posteriori que la scène dans le statuaire du tome précédent constituait bien une phase significative dans l'évolution d'He Pao. Elle conserve toujours les capacités extraordinaires du Moine Fou, mais il semble qu'elle ait réussi à dépasser son obsession pour le retrouver. Le lecteur éprouve donc l'impression qu'avec ce tome, la série prend de la distance avec l'existence ou non du Moine Fou. Il ne s'agit toutefois pas d'une nouvelle direction à proprement parler. Non seulement, He Pao utilise à nouveau l'art martial du Moine Fou, mais elle continue à s'entraîner et elle ne rentre pas dans le moule du héros bon teint, ne se lançant pas dans des aventures pour venir en aide à l'opprimé, la veuve et l'orphelin. Comme dans les tomes précédents, elle garde une part de faillibilité qui, elle aussi, permet à l'histoire de ne pas rentrer dans le formatage du récit d'aventure manichéen.


Sous réserve que le lecteur accepte de revoir son horizon d'attente (= qu'il ne s'accroche pas à l'espoir de voir apparaître le Moine Fou pour tout expliquer), le lecteur s'embarque pour une intrigue dans laquelle il peut continuer de voir évoluer le personnage principal auquel il s'est attaché. Vink a choisi une unité de temps serrée puisque tout se déroule en une unique nuit qui va s'avérer fort mouvementée. Il entremêle 2 fils narratifs : Jasmin voulant sauver son bébé, et Petit Li empoisonné risquant de trépasser à l'aube. Le lecteur retrouve une forme romanesque qui peut à nouveau évoquer Les aventures du Juge Ti de Robert van Gulik. He Pao doit alors faire preuve de discernement pour sauver son compagnon, se retrouvant mêlée malgré elle à cette histoire de sacrifice aux Génies de la Mer.


Le lecteur peut donc observer He Pao en train d'enseigner l'art d'écouter à Petit Li, de se faire respecter par les villageois, de tenter d'amadouer le sorcier et sa femme pour sauver Petit Li, et d'échouer. Il se rend compte que plus de la moitié de ce tome est dévolue à d'autres personnages comme Jasmin et Bin, mais aussi à Petit Li. En tant que compagnon de voyage d'He Pao, il n'est pas réduit au rôle de faire valoir, mais il dispose d'assez de pages pour exister. En cela, l'auteur reste fidèle à son parti pris présent depuis le premier tome : tous les personnages ont une histoire personnelle, y compris les personnages secondaires. Ils sont humains dans leur comportement et leurs petits défauts, il y en a même un qui souffre de mal de dos. Le comportement du sorcier sera expliqué, et même le pauvre Lu balancé à la baille sans ménagement bénéficie d'une scène complémentaire. Le lecteur apprécie de voir évoluer des personnages se conduisant comme des adultes, dépassant le manichéisme. Vink ne se contente pas montrer Jasmin comme une mère courage prête à tout pour sauver son enfant, il indique également comment elle a fini par s'installer dans ce village. Ce principe de donner une histoire aux personnages permet d'apporter de la consistance et de la plausibilité au dispositif qui permet de résoudre la situation dramatique, en fin de récit.


Le lecteur revient également à cette série pour le plaisir de voyager que confèrent les dessins. Dans la première case, il découvre Petit Li suspendu comme un saucisson, He Pao lui adressant un regard peu amène, et certainement pas compatissant. Par cette image sortant de l'ordinaire, l'auteur capte immédiatement l'attention du lecteur. Il y a la situation inattendue et déconcertante, la texture du tronc d'arbre sur la droite, la forme des feuilles de l'arbre sur la gauche, les poutrelles de la toiture du pagodon, la douce lumière diffusée par le braséro qui ne semble pas suffisant pour réchauffer l'endroit, tout ça en une seule case. Par la suite, le lecteur peut voir le pagodon et ses deux pièces sous différents angles pour en saisir la volumétrie et l'état, ainsi que les arbres qui l'entourent, et la pente escarpée qui mène à la mer. Il peut également se faire une bonne idée de l'implantation des cabanes du village et de l'intérieur de la maison du sorcier et de sa femme. Vink intègre de petits détails pratiques comme les gousses d'ail suspendues, la soue à cochon, ou encore les poissons à sécher, les tentures, le placard où sont rangés les bocaux, la cuisinière avec son four, etc. À l'opposé de décors en carton-pâte, le regard du lecteur découvre des endroits spécifiques avec des habitations propres à la région et à l'époque et aux aménagements cohérents.


Les scènes en milieu naturel se prêtent à une forme de promenade permettant au regard de les admirer. Cela commence par les alentours immédiats du pagodon, sous une faible lumière. L'aquarelle rend bien compte des irrégularités du sol en terre, ainsi que des aspérités des rochers, et des ombres projetées par la lumière de la pleine Lune. Le lecteur peut l'apercevoir sur la page d'après, il a ainsi la confirmation de la source de lumière et de la cohérence dans la conception de cette scène. He Pao s'élançant dans l'eau offre un spectacle magnifique des vagues se fracassant sur les rochers, Vink faisant encore des merveilles pour rendre compte de l'écume et du miroitement de la lumière lunaire. La végétation du littoral est cohérente avec cet endroit. Le lecteur aimerait pouvoir accompagner He Pao dans sa chevauchée sur la plage, ou encore grimper avec elle dans les dunes, toujours sous la lumière reflétée par la Lune.


Une autre partie du récit emmène le lecteur marcher dans des cavernes à la lumière des torches et se baigner dans une eau tiède. Du coup, il est totalement pris au dépourvu quand en tournant une page, il se retrouve sur plage de nature tropicale, avec un magnifique sable blanc (dont les ondulations sont à nouveau soulignées délicatement par l'aquarelle), sous l'ombre de palmiers. C'est à la fois un dépaysement total par contraste avec l'exiguïté de la cabane du sorcier de nuit la page d'avant, et à la fois dans une forme de continuité puisque les personnages sont toujours habillés à la mode chinoise de l'époque. Le lecteur peut détailler de simples pêcheurs de poissons, admirer le riche costume d'un maître d'art martial, et s'attabler à une terrasse de restaurant sur pilotis. Vink prouve une nouvelle fois son talent pour rendre compte de l'apparence changeante de cette mer transparente sous l'effet de la houle. Quelques pages plus loin, il tombe en admiration devant une case occupant le tiers de la page. Il s'agit d'une vue en surplomb d'un lac de montagne, cerné de rochers le rendant inaccessible. L'eau a revêtu une couleur turquoise magnifique, avec des nuances changeantes en fonction de la profondeur et de l'exposition au soleil. Si cet endroit existait, il ferait le délice des randonneurs.


Le plaisir visuel de lecture reste intact dans ce tome, et l'artiste emmène le lecteur dans des endroits nouveaux, parfois similaires à d'autres déjà visités (les cavernes), parfois totalement originaux (comme cette plage de sable blanc). Il embarque également le lecteur dans une direction nouvelle, mais aussi dans la continuité des tomes précédents. Le lecteur se prend au jeu du suspense de savoir si Jasmin réussira à protéger son bébé, même si le dénouement des histoires précédentes laisse augurer d'une issue heureuse (le suspense tenant alors au comment). Il en va de même de la survie de Petit Li, fil narratif pour lequel le suspense réside dans la nature de ce qu'il en coûtera à He Pao pour le sauver. Dans le cadre de cette intrigue, Vink réutilise l'existence d'une forme spirituelle de manière frontale et essentielle. Dans le tome précédent, 2 personnages avaient été amenés à suivre le spectre d'un autre décédé dans les instants précédents. Ici c'est l'un des personnages de premier plan dont l'esprit se détache du corps sous forme d'une projection astrale, pour un voyage hors du corps.


Pour des besoins visuels, Vink représente ce corps astral à l'identique du corps physique de l'individu, avec ses habits. Le lecteur y voit une solution visuelle à prendre comme un outil narratif, et non pas une représentation littérale. Cette forme astrale reste invisible aux yeux des mortels et intangible, incapable d'interagir avec le monde physique, si ce n'est par le biais de la possession dans un cadre limité. À nouveau le lecteur ne dispose pas d'éléments concrets qui le conduiraient à penser qu'il s'agit d'une croyance de l'auteur. Il y voit plus un artifice narratif, une licence poétique. Il peut se lancer dans une interprétation sur l'influence de certains individus sur d'autres. Dans le tome précédent, il pouvait y voir la volonté du défunt pesant encore sur les vivants. Ici il peut interpréter cette manifestation surnaturelle comme une forme d'intuition des individus concernés quant aux événements qu'ils ne peuvent pas percevoir directement par leurs sens, mais qu'ils peuvent déduire d'indices perçus inconsciemment. Ou il peut tout simplement choisir d'apprécier le récit au premier degré sans y chercher un second degré ou une déclaration d'intention de l'auteur.


Au-delà de cette manifestation surnaturelle, le comportement des différents personnages met en scène des traits de caractère très humains, comme le mensonge, la tromperie, la colère, la curiosité, la douleur. Même en supposant que la projection astrale ne relève que du divertissement, le lecteur sourit en pensant à la manière dont le sorcier et sa femme ont su rendre la monnaie de sa pièce à leur voleur de poisson, prouvant que l'expérience vaut mieux que l'audace. En regardant la première case, il se souvient qu'un des thèmes centraux de la série réside dans l'apprentissage et le passage de la connaissance. Les aventures d'He Pao découlent du fait qu'elle ait reçu un savoir (en art martial), sans passeur pour l'accompagner, ce qui lui a fait courir le risque d'en devenir esclave, au point de voir sa personnalité submergée. Dans la première case, le lecteur constate qu'He Pao a accédé à la demande de Petit Li de lui apprendre des techniques d'art martial, chose qu'elle avait refusée pour les enfants du prince Yoo dans le tome précédent.


Petit Li lui reproche de lui apprendre des choses inutiles, et pas directement le savoir hérité des écritures étranges du Moine Fou. He Pao lui explique que le savoir du Moine Fou reste trop dangereux. D'un côté Petit Li bénéficie des services d'un passeur de savoir lui permettant d'assimiler des modules adaptés à sa personne. De l'autre côté, il ressent une frustration irrépressible de ne pas pouvoir accéder directement au savoir dont dispose He Pao. Le lecteur sourit à nouveau franchement en voyant Petit Li se défaire de ses liens, montrant qu'en tant qu'élève il dispose de sa propre volonté, de ses propres capacités et qu'il n'entend pas se soumettre aveuglément à la progression pédagogique imposée par He Pao.


Dans le tome précédent, le lecteur avait perçu comme une sorte d'étape décisive dans la quête d'He Pao pour retrouver son mentor, par héritage écrit interposé. Il trouve dans ce tome la confirmation de ce qu'il avait subodoré, ainsi que la suite des pérégrinations du personnage principal. Alors qu'il semble qu'elle se rapproche du stéréotype du héros, avec une aventure par tome pour redresser des torts, Vink continue de mettre en scène des individus échappant à la dichotomie bien/mal et conservant des comportements adultes sur la base de motivations complexes. La narration visuelle sert également à montrer les environnements et les individus, avec un regard adulte, sans pour autant proscrire une dimension touristique, née de la beauté des paysages, et de la qualité de leur rendu. Si le lecteur reste dubitatif devant l'artifice narratif de la projection astral, il goûte plus aux thèmes sous-jacents relatifs au poids du passé et à la transmission d'un savoir.

Presence
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le 3 mars 2019

Critique lue 55 fois

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