Dans les bagages de Marco Polo...
Toute honte bue, Cothias continue à mettre en images « Le Devisement du Monde », de Marco Polo, se contentant de mettre à profit quelques temps morts du récit de l’illustre vénitien pour nous rappeler que ses héros existent encore, mais avec quelle pauvreté dans l’intrigue !
En gros, tout l’épisode raconte le retour en bateau, puis par voie de terre, de Marco Polo et de son père vers l’Occident, de la Chine à Chiraz (en Perse). Les citations directes du « Devisement du Monde » deviennent franches et abondantes, transformant le récit de fiction en vulgarisation du beau voyage de Marco Polo pour les gosses. Même les célébrissimes miniatures du manuscrit 2810 de la Bibliothèque Nationale de France sont amenées occasionnellement à remplacer le dessin de Thierry Gioux (planches 27 et 34, le miniaturiste supplante largement le dessinateur – et voir planche 1).
Tout comme le long « calme plat » qui empêche les bateaux d’avancer et sollicite plus que de raison les muscles des rameurs mongols, on peut dire que « Le Vent des Dieux », pourtant série culte en son temps, s’est vraiment beaucoup essoufflé. Le beau samouraï Tchen Qin n’est plus qu’un suiveur de Marco Polo, au nom de quoi, au fait ? De l’espérance bizarre de trouver le Paradis Terrestre plus loin, Paradis prétendument promis par « le dieu des chrétiens », auquel Tchen Qin semble s’accrocher bien davantage que Marco Polo lui-même, pourtant chrétien de plus longue date. Il est vrai que lorsqu’on connaît bien une religion, on est conscient de ses limites (planches 12 à 14)...
Tchen Qin ne se livre à aucun exploit vaguement héroïque, juste dégommer deux gardes qui ne lui en veulent pas personnellement et qui sont incontinent jeté aux requins (planches 3 et 4). Quand on pense au temps que Tchen Qin a mis à raccourcir d’une tête l’infâme Kozo et la diabolique Pimiko Zu, il aurait pu se dispenser de mettre à mort deux braves types qui ne faisaient que leur travail !
Faute de gloire, y a-t-il au moins du cul ? Tu parles, dans un bateau plein de mecs, comme si tu avais le choix ! Alors Cothias se rabat, - évidemment – sur la mignonne Gogatra (Kökötchin pour les modernes) que les Chinois convoient jusqu’à l’ilkhan de Perse, Argoun, pour qu’il l’épouse. Théoriquement, une pucelle de 17 ans promise à un puissant monarque, on évite d’y toucher sous peine d’avoir des ennuis substantiels. Mais voilà, Tchen Qin fait des ravages dans le coeur des aristochattes de la dynastie Yuan ; et ce, d’autant que la dite Gogatra se déclare à Tchen Qin, qui la laisse sortir de sa cabine un jour de forte chaleur, prétexte à déshabiller tout le monde. La chattounette chinoise saisit l’émotion turgescente de Tchen Qin (beau contre-jour – planche 16), et l’exploit principal de Tchen Qin consiste à suivre ses émotions dans cet épisode...
Voilà, « Le Vent des Dieux » s’envoie une minette appétissante : quelle épopée (planches 31 et 32) ! Pour l’occasion, Cothias a donné à la gamine de petits airs de Pimiko : supposée sorcière (elle commande au vent, enfin peut-être – planches 8 et 9, 18), et a commencé à douze ans à s’approprier chez les hommes ce qu’ils adorent confier aux filles (je ne parle pas de leur argent, on m’a compris), tout en restant vierge jusqu’à 17 ans (planche 15). Bel exploit.
Pour la 3e fois, Tchen Qin s’en va visiter les limbes de l’au-delà (sa déesse Kwannon favorite – planches 22 et 23), on ne sait pas pourquoi. L’insert n’apporte rien au récit, qui repart immédiatement comme s’il ne s’était rien passé. Remplissage.
La fin de l’album se contente de décalquer le récit de Marco Polo, en le citant largement.
Thierry Gioux nous offre de beaux vêtements aux motifs brodés et emperlés, une belle boussole chinoise (planche 10), de remarquables scènes de nuits marines illuminées (planches 11, 15), d’intéressants aperçus, quasi paradisiaques, sur des paysages indonésiens (planches 28 à 33).
Cothias a de plus en plus de mal à faire évoluer son héros, avec une personnalité cohérente, dans le cadre très contraint des aventures de Marco Polo. Tchen Qin n’est plus qu’un homme désabusé habité par une lubie paradisiaque peu crédible. Il est peu probable que cette « motivation » tienne encore longtemps face à l’épreuve des faits.