"Finalement", me dis-je en refermant ce tome, "Les Ethiopiques, c'est avant tout une histoire de frères."


Une de mes scènes préférées de Corto et de la bande dessinée en général a longtemps été un passage des Ethiopiques. Ce moment où Corto, dans "Et d'autres Roméo et d'autres Juliette", a pris la fuite durant un combat. Et, alors que l'ange déchu Shamaël lui rappelle en ricanant qu'il vient d'abandonner son ami Cush, Corto se trouve frappé par la culpabilité. C'est vrai, il a abandonné Cush en plein combat. Et puis, là, Corto se lève face au gouffre, lève les bras en geste de défi, et s'écrie qu'il a bien le droit d'être faillible, lui aussi, et de ne pas toujours vivre selon ses principes. "Je ne suis pas un héros, moi ... Je suis comme les autres ... Et j'ai le droit de me tromper comme tout le monde, sans avoir à faire un examen de conscience chaque fois ..."


C'est ça, Corto Maltese. Un trait noir précis, faussement vagabond et très délicat, qui sublime des cases dessinées à la perfection et d'une théâtralité magnifique. Corto au bord du gouffre défiant l'immensité pour se justifier d'être un simple homme. Ces aplats de noir intense et ce trait fin, si fin, si détaillé, cet art de l'ombre et du contraste. Je ne parviens pas à lire Corto Maltese autrement qu'en noir et blanc. Je trouve que sans cela la BD y perd de son acuité et de sa précision.


Mais passons. Dans ce tome, Corto se trouve en Afrique en plein premier conflit mondial. Dans ce monde qu'Hugo Pratt recrée à partir de ses souvenirs et de ses fantasmagories, lui qui a bien connu ce qu'on appelait alors l'Abyssinie - mais qui l'a connue vingt ans après ce qu'il fait vivre à Corto. Dans ce monde, les Blancs plantent leurs drapeaux, leur administration et leurs fusils, mais ils ne comprennent rien à ce qu'ils y vivent. Les tribus Danakils, les bédouins, les Hommes-Léopard, tout ceci, ils croient comprendre et ne voient que la surface. Et ce monde est impénétrable, mystérieux, complexe et multiforme. Les Turcs affrontent les bédouins, les musulmans se battent avec les chrétiens, les Blancs parlent en maîtres aux Noirs qui parfois luttent avec eux, parfois contre eux, les officiers anglais récitent Rimbaud et les officiers allemands se piquent d'ésotérisme magique.


Au milieu de cela, Corto, l'aventurier gentleman, le héros qui n'en est pas un, se promène, remplace un muezzin, s'allie à un prisonnier écossais, passe un pacte de sang avec un Homme-Léopard et converse avec un diable.


Dans ces histoires, on parle de Caïn, de frères qui trahissent les frères, de frères qui aiment leurs frères, de fraternité de sang, de fraternité d'estime, de fraternité au combat. Corto noue des amitiés, enterre avec décence un homme à moitié fou et fait preuve de compassion face à un lâche qui voulait le tuer. Parce que cet homme récitait Rimbaud et portait la marque de Caïn. Dans ces histoires on parle de ces fragiles éclairs d'humanité au milieu du désert et de la poudre à canon.


Dans ces histoires, Corto rencontre Cush, Celui-qui-n'aurait-pas-dû-naître, celui dont un diable dit qu'il est un ami dangereux, et Corto boit le thé avec Cush. Son parfait pendant. Jeune, sauvage, impertinent et ombrageux, Cush aussi est un homme, avec une mère et avec de la lâcheté. Et Cush est, aussi fou et imprévisible qu'il soit, un ami pour Corto. Est-il moins fou que Raspoutine ? Est-il moins sanglant ? Qui sait. Mais il n'est pas moins ami avec Corto. Et pas moins dangereux.


En somme, c'est une histoire de frères, de sang et d'humanité, me dis-je, refermant ce tome de Corto. Des années après ma première lecture, j'ai encore l'impression de le découvrir. La narration est sublime, avec cet art de la pose, ce soin apporté à chaque case et ce dessin impérieux et agile. Et les mots de Pratt sont des mots de poète.



" La sourate de l'Aube naissante ? Au nom d'Allah le miséricordieux.
1. Bienheureux El Oxford qui va commencer une nouvelle vie pleine de jolies femmes et de vin.
2. Il ne faudra plus observer la loi ... Ni les saintes écritures. "



"Ah ! .. Corto, Corto ... maudit farceur ... une sourate aussi belle
n'existe pas ..."


Kabouka
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le 6 févr. 2016

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Kabouka

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