Les Ethiopiques est, comme les précédents livres de Pratt consacrés à Corto Maltese, composé de courtes histoires relativement indépendantes les unes des autres, parues dans Pif Gadget (ce seront les dernières, la direction de la revue, d’obédience communiste, trouvant Pratt décidément trop anarchiste à son goût!). Pourtant, il marque une progression remarquable du point de vue « qualitatif », à tous points de vue : on peut le considérer comme le premier des GRANDS livres de Corto Maltese (la Ballade de la mer salée étant évidemment un ouvrage « à part »), ou en tout cas celui où la personnalité de son « héros » est complètement définie, stabilisée, et où les considérations politiques, humanistes, philosophiques même, qui vont caractériser l’œuvre de Pratt à son meilleur, s’expriment pour la première fois totalement clairement.

Les Ethiopiques (dont le titre a été inspiré à Pratt par l’ouvrage éponyme de l’écrivain grec antique Héliodore d’Emèse) est de plus un livre beaucoup plus personnel que les autres pour son auteur, qui a vécu de dix à seize ans dans la Corne de l’Afrique (puis y est retourné à plusieurs reprises), qui en connaît bien la culture, les traditions, et même les langues, au point d’avoir vécu quelques mois avec des bédouins. Il y a donc ici une touche « intime », une implication émotionnelle de Pratt qui change, sinon tout, mais tout au moins de manière significative l’atmosphère des quatre récits qui composent le livre. Et c’est sans doute le remarquable personnage de Cush, guerrier Beni Amer, que Pratt fera revenir dans la série des Scorpions du Désert, et qui sera l’un des grands « amis » de Corto, qui illustre le mieux cette nouvelle profondeur de l’œuvre. On raconte que Cush, musulman « intégriste » (mais pas au sens où on l’entend aujourd’hui), deviendra le personnage de Pratt le plus célèbre dans une partie de l’Afrique, contribuant à la renommée de son créateur.

Situées fin 1918, venant donc immédiatement après la dernière histoire des Celtiques (à la quelle Corto fait d’ailleurs référence dans Au nom d’Allah le miséricordieux), ces quatre « nouvelles » - présentées cette fois comme quatre parties d’un seul « roman » – suivent Corto traversant le Yemen, la Somalie, et l’Ethiopie pour arriver finalement à la partie de l’Afrique orientale alors dominée par les Allemands. Suivant le modèle déjà établi dans les aventures précédentes, Pratt y mêle aventures pures et dures – souvent extrêmement violentes – dans un monde déchiré par la guerre, références à des personnages historiques réels (Lawrence d’Arabie dans la première histoire, par exemple) ou à des personnages de fiction déjà croisés dans Corto Maltese, et surnaturel. Et bien entendu, propos moral et digression philosophique, désamorcés par un humour qui devient ici beaucoup plus mordant.

Au nom d’Allah le miséricordieux raconte la prise d’un fortin dans le désert par Corto et deux compagnons musulmans, l’un occidentalisé, El Oxford, et l’autre, « primitif » et radical, le fascinant Cush. Entre deux scènes de combat contre les Turcs qui contrôlent la région et détiennent un petit prince local, Corto et Cush l’intransigeant discutent religion, Corto utilisant l’humour pour questionner la foi aveugle de Cush, sans jamais le ridiculiser (les citations de sourates du Coran sont particulièrement savoureuses…) : de ces discussions, des combats menés ensemble, et du thé pris toujours après cinq heures, va naître une belle amitié, qui illumine les Ethiopiques. On notera aussi, alors que le livre a été créé en 1972, l’avertissement lucide de Pratt quant aux errements futurs des croyants fanatiques : "Je marche comme toi sur les chemins de la vérité, Cush, mais sur ces chemins, on trouve aussi tant d’hommes stupides" , souligne El Oxford…

Sur un sujet assez similaire (l’attaque d’un fortin, mais cette fois Corto est piégé à l’intérieur, et à la merci des assaillants), le coup de grâce est encore meilleur : il illustre plusieurs dilemmes moraux, derrière des comportements humains, trop humains, peu justifiables, mais pourtant, du point de vue de Pratt, pardonnables, même si c’est via une balle libératrice. Une histoire remarquable, à forte teneur émotionnelle. Qui nous rappellera quand même aussi ce qui devrait être une évidence : ce n’est parce que l’on a des goûts artistiques de qualité (ici, préférer Rimbaud à Kipling même lorsque l’on est militaire britannique) que l’on est forcément quelqu’un de bien !

Et d’autres Roméos, et d’autres Juliettes est la première histoire depuis le début des aventures de Corto Maltese où Pratt assume pleinement son goût pour le surnaturel, à travers le personnage de l’ange déchu (donc du démon) Shamaël : s’il apparaît au départ comme un « simple » sorcier, il acquiert au fil des péripéties un caractère mythologique qui permet à Corto de philosopher – avec son habituel humour « anglais » (n’oublions jamais que, Maltais, Corto est un citoyen britannique !) – sur la vie, l’humanité, mais aussi la religion. Pratt, bien entendu, conserve un certain niveau d’ambigüité quand il se frotte au fantastique, ou, comme ici, aux grands mythes religieux, laissant au lecteur la liberté de penser qu’il ne s’agit que de rêves ou de délires d’esprits ou de corps malades. On note aussi un éloge inattendu de la lâcheté, émis par des gens aussi clairement courageux que Corto et Cush : « J’ai eu peur de mourir, et je me suis échappé… Et je m’échapperai toutes les fois que je voudrais… Allez tous en enfer ! » crie Corto vers les cieux, un anathème auquel répond le « Je ne peux peut-être pas me permettre d’avoir peur de mourir ? » de Cush. Mais la phrase la plus belle de cette histoire – qui n’en manque pas – reste sans doute le « Le fait que les grands guerriers eux aussi aient une mère me tranquillise » de Corto rencontrant la mère de Cush (juste avant une discussion amusante sur le port ou non du voile… car à l’époque, on pouvait s’en amuser !).

A la fin de Et d’autres Roméos, et d’autres Juliettes, Corto quitte Cush pour s’enfoncer dans la jungle africaine, ce qui nous serre bien entendu le cœur. Mais c’est le destin de Corto, sa malédiction, de devoir laisser derrière lui ceux qu’il aime… peut-être aussi parce qu’il sait qu’il les retrouvera un jour sur sa route.

Le dernier chapitre, les Hommes-léopards du Rufiji, est raté : c’est lui qui empêche finalement les Ethiopiques de tutoyer la Ballade de la Mer Salée au sommet de l’œuvre de Pratt. Tous les ingrédients sont là : le surnaturel, la violence, le contexte historique (une dernière résistance des troupes allemandes alors que la guerre touche à sa fin, et alors que les plus « malins » préparent leur avenir en récupérant l’argent du conflit), les choix paradoxaux de Corto (décidant ici de venger un officier allemand), mais le récit ne fonctionne pas. D’abord parce qu’il y a un certain nombre de raccourcis qui en brisent la logique et déroutent (il aurait peut-être fallu plus de pages pour bien le traiter) ; ensuite parce que, pour une fois, on n’y crois pas : Corto, assassin de sang froid ? non ! Cette organisation secrète d’une « police africaine » agissant à travers le continent ? On ne dit pas que le concept défendu par Pratt d’une société africaine, dont les Européens n’ont pas la moindre idée, n’est pas intéressant, et sans doute juste, mais le mythe de Hommes-léopards n’est pas ce qu’il a trouvé de mieux. Bref, on se rend compte que, entre le génie et l’échec, quand on choisit un chemin aussi audacieux que Pratt l’a fait, la frontière est mince. De quoi admirer encore plus, finalement, sa démarche.

[Critique écrite en 2025]

https://www.benzinemag.net/2025/03/05/sur-les-traces-du-corto-maltese-de-hugo-pratt-5-les-ethiopiques-1972/

EricDebarnot
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