De multiples prix ont été attribués à cette BD, et la critique fut, à ma connaissance en tout cas, unanime. A ce succès critique s'ajoute un succès populaire, les Indes fourbes se sont très bien vendues.
Ce succès est mérité.
Les auteurs tout d'abord ne sont pas des débutants. Alain Ayrolles est le scénariste de "De cape et de crocs", entre autres. Juanjo Guarnido, quand à lui, est une légende dans le milieu de la BD pour ses dessins dans Blacksad.
Mon opinion est qu'un hommage, issu de l'amour pour un sujet, aide à créer une œuvre de qualité supérieure. Je ne sais pas à quel point les auteurs apprécient le roman picaresque, mais les Indes fourbes a tout de l'hommage et ils semblent bien maîtriser leur sujet.
Cette BD se veut la suite du roman picaresque El Buscón de Francisco de Quevedo y Villegas paru en 1626, qui avait été annoncée à l'époque, mais n'était jamais parue. Je ne suis pas expert dans le domaine, loin de là, mais il me semble que tant dans la forme que dans le fond, l'on respecte cet ancêtre spirituel. On retrouve les sous titres à rallonge visibles sur la couverture, les caractères d'imprimerie et tampons qui pouvaient orner de tels romans, et le personnage principal, un gueux magouilleur doté de peu de morale et beaucoup de vices semble bien correspondre aux héros de ce type de roman.
Il faut dire qu'il s'agit du même personnage qui est repris, puisque nous parlons d'une suite, et de nombreuses références sont faites au roman d'origine, qui ont le double effet de nous faire partager l'ambiance de ce roman, et de bien remettre en place tout ce que nous sommes supposés connaître du passé du protagoniste (parce que soyons honnêtes, combien de lecteurs de la BD auront fait l'effort de lire le roman ? Moi-même je ne l'ai pas fait).
Divisée en trois parties, l'histoire est superbement orchestrée, comme en pelure d'oignons. Dans la première, et la plus longue, Don Pablos de Ségovie, le "héros" est à l'agonie, menacé de torture il raconte sa vie et surtout la quête qui le mena à l'Eldorado, point qui intéresse fortement celui qui le questionne.
Nous retrouvons ce dernier dans une deuxième partie, où il part à son tour sur les traces de Don Pablos, nous révélant au passage un certain nombre de mensonges et de cachoteries de Don Pablos.
On croit alors avoir cerné le personnage, mais Don Pablos reprend sa narration dans la troisième partie, révélant encore plus de profondeur à son récit, et l'on découvre tout l'envers du décor, et plus encore.
Nous seulement ces couches successives rendent le récit plus intéressant, passant d'une simple mais solide autobiographie pleine d'aventure, de déconvenues et d'exploration, à une arnaque de grande envergure, et puis enfin à un destin exceptionnel et plein d'ironie, mais elles permettent de présenter une crapule, d'apprendre à la connaître, à sympathiser même avant de découvrir les horreurs dont elle est capable. Issu d'un milieu de voleurs et de mendiants, Don Pablos souhaite s'élever pour sortir de cette condition mais se révèle incapable de le faire, surtout lorsqu'il s'agit de questions morales, et plutôt que de le condamner on ne se retrouve qu'à le rendre en pitié.
Cette narration, parfaitement maîtrisée, nous amène à de jolis effets de miroir entre les différentes parties, tel le détricotage de l'histoire de Don Pablos qui se fait à partir d'un certain demi-tour (et ce vers la moitié de l'histoire un peu au delà de la moitié de l'album). On a ce même effet, et une mise en abîme lorsque l'histoire même qu'il a conté lui revient et qu'il se retrouve à devoir écouter ses propres aventures.
L'image finale, reflet du tableau "Les Ménines" de Diego Vélasquez, mais aussi de la scène d'ouverture, nous invite à contempler l'envers du décor, et vient répondre, en quelque sorte, à la question thématique de l'introduction :
Cette thématique, apparemment reprise du roman d'origine, de l'origine sociale, de la destinée, de l'ordre social même, est revisitée tout du long. "Gueux je suis né et gueux je resterai" est tout d'abord confirmé, puis renversé et infirmé, mais à travers les actions d'un gueux devenu plus que cela, la question du renversement de l'ordre social est reposée.
Malgré un décor qui n'est pas parmi mes préférences, on se retrouve avec un récit superbe, non seulement visuellement mais dans sa construction. On pourrait parler de perfection, et dans la mesure où je ne trouve pas grand chose à critiquer, je dois dire qu'on en est proche. Le choix du médium lui même est un point fort, puisqu'il s'agit d'un récit finalement très visuel, et que la même histoire ne fonctionnerait pas aussi bien en livre. Je recommande chaudement, totalement, absolument la lecture de cet ouvrage.
Oui, je suis dithyrambique, mais il est tellement rare de tomber sur une œuvre comme celle là que ça fait vraiment chaud au cœur.