Ce tome fait suite à Monsieur Jean T01: L'Amour la concierge (1991) qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant. Cet album a été réalisé à quatre mains pour le scénario et les dessins, par Philippe Dupuy et Charles Berberian, avec une mise en couleurs réalisée par Claude Legris. Sa première édition date de 1992, et il compte quarante-cinq pages de bande dessinée.
Quatre saisons pour monsieur Jean, six pages. Monsieur Jean est dans la rue, devant un cinéma parisien, avec son ami Félix. Il lui demande ce qu’ils vont voir. Félix répond qu’ils ont le choix entre Massacre au coupe-ongles, en son Dolby THX et écran géant, et Prise de tête, un film de Jacques Oignon avec deux acteurs et un abat-jour. Monsieur Jean répond par un sarcasme : super, il adore les abat-jours. Félix en conclut qu’il vaut mieux qu’ils aillent manger un morceau. En attendant sa pizza, Jean continue de tirer la tronche. Félix lui demande de faire un effort car il se croirait dans un film de Jacques Oignon. Il essaie de deviner ce qui mine son ami : il aurait préféré une choucroute ? Il a le sida ? Sa concierge le trompe ? Son interlocuteur lâche le morceau : il a trente ans. Après le repas, chacun regagne ses pénates, et Monsieur Jean sent que la pizza passe mal. La nuit, il se tourne et se retourne de douleur dans son lit. Il cauchemarde qu’une armée composée de petits lui-mêmes défend une tranchée contre un ennemi invisible qui le bombarde de pizzas.
Insomnie 1, deux pages. Pas frais du tout après une nuit difficile, Monsieur Jean prend un café à une terrasse, avec son ami Clément. Il lui explique qu’en ce moment, il n’arrive jamais à s’endormir avant cinq heures du matin. Il a tout essayé : zapper pendant des heures devant son poste de télévision, lire au lit, par exemple Voyage au bout de la nuit de Céline. Rien n’y fait. Il est même allé au cinéma voir Prise de tête, le film de Jacques Oignon. Clément fait semblant de s’être endormi, tout en ronflant. Alors que Jean s’énerve que son ami se moque de lui, Clément lui donne son truc infaillible contre l’insomnie, un truc tout simple : laisser faire. – Le voyage à Lisbonne, quinze pages. Monsieur Jean est attablé chez ses parents, avec sur la table son gâteau d’anniversaire. Sa mère lui amène son cadeau, et son père se tient debout en train d’ouvrir la bouteille de champagne. Les parents se retrouvent dans la cuisine, la mère disant qu’ils auraient dû acheter le four à micro-ondes, le père rétorquant que leur fils avait besoin d’une perceuse. La mère retrouve son fils pensif dans la salle à manger. Il lui demande si elle n’aurait pas vu une boîte à chaussures dans laquelle il rangeait son courrier. Il ne l’a pas trouvé chez lui, et finalement il n’a pas le souvenir de l’avoir emportée. Concrètement, il cherche une lettre qu’il a écrite quand il avait quinze ou seize ans : elle s’adressait à l’homme qu’il serait à trente ans. Ça fait une semaine qu’il se creuse le crâne pour savoir où elle se trouve. Il a dû la mettre dans la boîte, ça semble logique.
Les co-auteurs continuent sur leur lancée, en narrant les petits riens du quotidien de Monsieur Jean, un auteur de roman. Il en a écrit au moins un : La table d’ébène, et celui-ci a rencontré un vrai succès. Au cours des histoires de ce tome, le lecteur comprend que le romancier travaille sur la traduction de nouvelles de William Somerset Maugham (1876-1965). Il est donc un peu question de culture de ci, de là, avec des références à Maugham, au film Le jour se lève (1939), de Marcel Carmé (1906-1996) avec Jules Berry (1883-1951), au groupe Genesis (un poster dans une chambre), à Frank Zappa (1940-1993, un autre poster), à Billie Holiday (1915-1959) & Thelonius Monk (1917-1982) par le biais de trois disque vinyle, et à Fernando Pessoa (1888-1935) lors du voyage de Monsieur Jean à Lisbonne. Le lecteur retrouve la structure en scénettes d’une à six pages, et une histoire plus longue de quinze pages emmenant Monsieur Jean à l’étranger, à l’instar de son voyage dans la campagne du côté d’Avignon dans le premier tome. À nouveau, les auteurs s’attachent à une forme de quotidien de leur personnage, la banalité de la vie pour lui, une forme d’exotisme pour le lecteur qui n’est pas romancier, ou pas parisien, ou qui n’a pas vécu à cette époque, ou tout cela à la fois. Il retrouve également les dessins empruntant à la ligne claire, sans en respecter toutes les caractéristiques, et évoquant de ci de là ceux de Frank Margerin.
Les artistes arrivent à un équilibre aussi élégant que savant entre dessins descriptifs avec un trait de contour d’épaisseur égale et des couleurs posées en aplats, et des touches d’exagération et de simplification pour les personnages. Sur le plan des décors et des accessoires, certaines cases peuvent donner une impression chargée : la première avec les affiches sur la façade du cinéma, la circulation, les immeubles, la queue devant le cinéma, l’eau qui s’écoule de l’appartement de Monsieur Jean dans l’escalier de son immeuble, le bureau de son éditeur, une rue de Lisbonne avec son tramway, le salon de Monsieur Jean, une rue de banlieue avec ses pavillons à deux ou trois étages. Par comparaison, d’autres semblent parfaitement équilibrées : un gros plan sur la tête de deux soldats Monsieur Jean, avec une ombre chinoise qui s’écroule en arrière-plan fauchée par une pizza, deux hippopotames amoureux dans une rivière, une demi-douzaine de personnes en train de danser au milieu du salon d’une maison en banlieue de Lisbonne, une vue de la gare de l’Est, Monsieur Jean disant au revoir à Alicia dans l’aéroport, Monsieur Jean allongé dans son lit, les yeux grands ouverts, etc.
Cette image du personnage principal allongé sur son lit les yeux grands ouverts orne la couverture et s’avère saisissante dans cet état au-delà de la fatigue où le corps semble ne plus savoir comment s’éteindre. Dupuy & Berberian ont continué à travailler sur leur manière de représenter les visages, s’éloignant encore du réalisme photographique pour trouver des formes qui augmentent l’expressivité, qui font mieux apparaître l’état d’esprit du personnage. S’il commence à arrêter son regard sur le visage de Monsieur Jean, le lecteur constate qu’il a un gros nez, presque pas de menton, le plus souvent des points ou des petits traits pour les yeux et une sorte de gribouillis étudié en guise de cheveux. Par comparaison, celui de Félix est pourvu de cheveux avec une coupe à angle droit à l’arrière de son crâne et d’un nez proéminent pointu. Celui de Clément présente un énorme menton, une mèche de cheveux défiant les lois de la gravité, un nez tout aussi proéminent mais sans angle aigu. Peut-être que le lecteur ne prête pas plus attention que ça à Julie et Céline rencontrées dans la queue du cinéma, mais il est saisi par la beauté d’Alicia. Là encore, les artistes ont construit son visage en tirant vers une conceptualisation, avec son arrondi vertical parfait réalisé d’un trait élégant, son nez court, ses yeux un peu allongés. Pas grand-chose à voir avec la réalité, mais une puissance de séduction irrésistible. Dans la nouvelle Monsieur Négatif (en six pages), ils s’amusent à caricaturer une femme bien en chair, avec des jambes ridiculement petites, un torse beaucoup trop gros et long, raillant cette silhouette en l’affublant d’un jogging fluo, et faisant subir les derniers outrages à sa chevelure en la parant d’une véritable choucroute avec saucisses. Globalement, les personnages ne deviennent pas des pantins comiques pour faire rire : ils expriment une réelle personnalité, avec le plus souvent une réelle affection des auteurs pour eux, et parfois une moquerie qui ne verse pas dans la méchanceté.
Comme dans le premier tome, le lecteur se rend compte que Monsieur Jean ne lui est pas plus sympathique que ça. Un homme qui atteint trente ans, sans souci apparent, sans beaucoup de responsabilités, pas vraiment misanthrope mais plutôt vaguement ennuyé par les autres, pas assez pour être irrité contre les défauts de ses amis. Pour autant, il apprécie la compagnie féminine et prête au jeu de la séduction. Par ricochet, Félix devient même plus sympathique car il assume ses défauts, et il y met du sien en amitié, même si ce n’est pas toujours à bon escient. Pour autant, l’empathie envers Monsieur Jean fonctionne parce qu’il apparaît vulnérable, procrastinateur, la proie d’une angoisse sourde au point de ne pas réussir à dormir. Au fil de ces onze nouvelles, le lecteur retrouve ce milieu vaguement bourgeois bohème, cette vie en apparence facile sans réel souci économique. Il en vient à faire la comparaison avec les caractéristiques de sa propre vie, peut-être un travail avec des horaires très réglés à l’inverse de Monsieur Jean, ou des heures sans compter, ou un boulot alimentaire, son réseau d’amis, l’énergie qu’il peut mettre à séduire, la nature de sa relation de couple ou son célibat, ses moments personnels d’angoisse, et peut-être ses difficultés digestives. Le quotidien de Monsieur Jean ne laisse pas de marbre parce que sa banalité renvoie à celle du lecteur suscitant ainsi une réaction réflexe, ressentant ces facettes d’humanité qui le lient à lui, ce questionnement latent né de la conscience du temps qui passe et de la futilité d’être.
Un deuxième tome composé lui aussi d’historiettes sans conséquences, sans grande aventure, centrées sur un individu un tant soit peu pathétique ce qui l’empêche d’être considéré comme étant désagréable. En toile de fonds, la narration visuelle s’affine graduellement, solide et consistante, avec des personnages à la séduction émouvante d’autant plus étonnante que leur représentation flirte avec l’abstraction et la géométrie. Un milieu social bourgeois bohème et parisien, pouvant exciter les a priori du lecteur, mais en même temps des êtres humains comme tout le monde, pas plus avancés que les autres. À un moment, Monsieur Jean lit un commentaire sur son livre La table d’ébène et le critique écrit que : Tout le monde sait que les livres gonflés à l’air du temps sont ceux qui se dégonflent le plus vite. Le lecteur sourit en voyant Monsieur Jean affecté par cette remarque, et il se demande si elle s’applique à la bande dessinée qu’il vient de lire, ou si au contraire elle constitue l’exception qui confirme la règle, ou encore la preuve que ce jugement de valeur est erroné.