Tome 1 :
Le trait précis et documenté de Marc Malès donne tout le réalisme nécessaire à ce récit, assez sombre, enraciné dans ces Etats-Unis un peu rétro qu'affectionne Jean Dufaux en tant que scénariste. Dès la première planche, l'élan ascensionnel et géométrique des derricks, de couleur brun-rouille, se détache sur un superbe dégradé de bleu vers l'orangé pâle d'un ciel au soleil levant. La chaussure d'écailles du personnage, la belle voiture décapotable des années 1945-1955 dénotent une documentation minutieuse. Dans le reste de l'album,les visages accusent les contrastes d'éclairage de manière simplifiée afin de faciliter le décryptage de l'image : en général, deux nuances d'éclairage seulement, dont l'application en couleurs directes sait éviter la brutalité linéaire du contact entre les deux zones; chaque plage éclairée semble lisse et crémeuse, accentuant la séduction déjà bien affirmée grâce au réalisme et à la netteté des contours.
La prédilection de Dufaux pour des Etats-Unis assez brutaux, tout de violences et de contrastes sociaux, se retrouve dans ce récit. Un jeune gars (beau gosse), Waldo Harland, devenu scénariste à Hollywood, raconte sa vie. Misérable vagabond à moitié bouffé par les chiens des vigiles des chemins de fer parce qu'il resquille, il est sauvé deux fois consécutives par deux filles différentes, dont l'une, une ravissante blonde aux yeux bleus assez écartés sur son visage, est une gosse de riche, Bella.
Laquelle Bella s'entiche de lui, l'emmène chez ses parents qui méprisent ce petit rien-du-tout, partage sa couche avec Waldo, mais aussi avec son propre frère et avec un certain Danny. Evidemment, avec tous ces mecs qui entrent et qui sortent, Bella se retrouve enceinte, va savoir de qui...
L'écriture de Dufaux est intéressante, et se retrouve d'une série à l'autre :
* un début brutal (un suicide en voiture), qui a pour effet de donner le ton de la tragédie : les enjeux sont vitaux, les personnages peut-être excessifs dans leurs passions; le même genre de début que Waldo lui-même, devenu copain d'un auteur d'Hollywood, Philip Barry (personnage ayant réellement existé), lui suggère afin de muscler le début du film "The Philadelphia Story" (planches 35 à 38).
* des conflits sociaux aigus : Waldo adolescent semble bien décalé sur les propriétés des millionnaires Sterling, requins du pétrole et de la métallurgie; ceux-ci méprisent Waldo avec insistance (planches 27 et 28); les riches semblent d'ailleurs tous atteints de tares de dégénérescence qui les rendent cinglés et/ou violents: les moeurs incestueuses de Bella, la dégénérescence cardio-vasculaire du père Sterling (planche 23), le penchant familial du père et du fils pour l'alcool et le flingue (planches 31-32, 39-41, 46). On ne rigole pas : les riches sont un peu maudits par Dieu (parabole du riche et de Lazare, planche 28).
* des références soutenues à la culture des Etats-Unis de l'époque : Waldo intervient dans l'écriture d'un film de George Cukor qui a réellement existé (planches 36 et 37), répétitions sur scène et vices du "star-system" (planches 5 à 11).
* des récitatifs d'une certaine audace lyrique, dont la compréhension focalise l'attention du lecteur par la nécessité de saisir simultanément deux référents : le réel de l'action exposée, et le sens métaphorique des expressions employées (planches 1 et 2). Ajoutons que, dans ces récitatifs, l'emploi du "tu" a quelque chose de nerveux, voire d'agressif, comme si le récitant avait percé à jour la démarche psychologique du personnage dont on décrit l'action.
* l'habileté (et la complexité) du séquençage chronologique contraint le lecteur à une vigilance soutenue afin de débrouiller ce qui s'est passé avant, ce qui s'est passé ensuite. Par la vertu des flashbacks et d'une composition élaborée, on ne découvre les personnages que par touches successives (jusqu'à leur nom complet), pas forcément dans le respect canoniques de la chronologie.
Tout au long de l'album, décors urbains et domestiques soigneusement reconstitués, belles voitures, coiffures féminines et costumes d'époque, hydravion nommément mis en scène (planche 24)...
Le jeu avec la sexualité en tant que facteur attractif pour le lectorat est assez bien réparti tout au long de l'album, ne dédaignant pas les outrances physiques (planches 16 et 17) ou comportementales (planche 25). Ce côté expressionniste de Dufaux culmine dans les planches 44 à 47), où les perspectives se déforment, les exclamations débordent les cases, murs, plafonds et carrelages se tordent entre douleur et folie devant la tragédie qui se joue...
Ceci dit, en dépit du titre, les héros sont plus en proie aux injustices sociales et familiales que vraiment révoltés. Ils restent d'une pureté hollywoodienne jusque dans leur fuite...
Tome 2 :
Après les grands effets scénaristiques du tome 1, qui avaient valeur d'accroche, il faut bien donner quelques explications, sans lesquelles on ne s'y retrouverait pas trop. Ce tome 2 contient donc, en toile de fond, la narration de ce qui est arrivé à Bella jusqu'à ce que Waldo la retrouve, tandis que les personnages plus ou moins desaxés du tome 1 poursuivent leur dérive et commencent à la payer sérieusement.
Bien sûr, tout ceci a lieu sur fond des Etats-Unis de 1945-1955, jungle urbaine, perverse, violente, où la mafia est une institution qui se distingue assez mal du monde des affaires conventionnel. La culture (chanteuse noire de jazz, scénarios de Waldo) est prétexte à magouille culturo-financière (planches 25-26), assaisonnée de la vulgarité ignare et lourde du mafieux de service, qui roupille pendant que l'artiste chante (planches 1 à 3). Ces soirées chic, robes dos nu, costards blancs, alcool, cigarettes, quête de sexe, sont aussi brillantes que le coeur des acteurs est vide de sens et proche du désespoir. Bella n'avait aucun sens à sa vie jusqu'à la naissance de son fils (planche 23).
Lederer, le cabotin en mal de gloire, aggrave ses caprices et l'inconséquence de son endettement. Danny, le troisième amant de Bella, est lourd d'un passé de truand. Jimmy, le frère de Bella, complètement fondu, pêche à la dynamite. On essaie de le marier, mais il faut voir sur qui il tombe, la garce cynique en quête d'un héritier juteux ! Il se marie quand même, le con, mais le destin va le frapper encore dans ses attentes les plus chères. Quant à Bella, finalement, on apprend enfin que sa captivité en hôpital psychiatrique n'était pas liée à une véritable folie (on finissait par en douter...), mais seulement à de la "dépression".
Côté images, intéressante transition d'un milieu mondain et urbain à un paysage rural par le rapprochement de deux regards (planche 8). Scènes de club de jazz (planches 1 et 2), de patinage à glace sur le Wollman Rink, à New York (planches 19 à 22), de parachutisme suicidaire (planches 36 à 38)...
Au fond, l'action progresse assez peu, au profit du creusement vers l'abîme de plusieurs destinées. L'enfant de Bella, artificiellement monté en épingle dans le scénario, semble surtout servir de prétexte pour exposer les infamies et la vacuité d'une société psychologiquement en grave détresse.
Tome 3 :
Au final, difficile de s'attacher vraiment à l'un quelconque de ces personnages. Certains sont beaux (est-ce que ça suffit à leur assurer notre affection ?), mais de cette beauté parfaite et calculée des icônes hollywoodiennes des années 1940-1960. Presque du maquillage. Des chevelures féminines savamment boursouflées, des petits nez mutins presque effacés au-dessus des lèvres plus ou moins charnues des filles.
La passion de Dufaux pour le cinéma hollywoodien persiste : Joey (planche 5) entreprend de rater sa vie rien que pour ce miroir aux alouettes; Bella glisse de la tragédie de sa vie à la tragédie filmée (planche 15).
Maman et putain. Bellita Bonney, face à l'échec de sa carrière cinématographique, compense en se rabattant vers son rôle de mère qu'elle a un peu oublié. Elle en fait trop, surtout quand elle endosse un crime commis par sa fille. Ce Jésus-Christ en rouge à lèvres prend sur elle le péché du monde. Ca ne finit pas sur une croix, on a plus moderne dans les accessoires. Consternation : la fille est une vraie pute désaxée - peut-être la seule vraie révoltée des trois volumes - qui ne mérite pas tant d'abnégation (planches 4-5, 24-26)...
Désespoirs. Quatre suicides au total, dûment énumérés par Dufaux aux planches 30 et 31. La vie n'est pas drôle, dans ce récit, et les mafieux (gueules lourdes et grimaçantes, gros pardessus, cigarillo pris en étau entre deux rangées de dents carnassières) guettent dans le clair-obscur de leurs bagnoles. On flingue les innocents, pas forcément les coupables. Immoral. L'atmosphère de la Série Noire telle que définie par son fondateur, Marcel Duhamel. Mauvais garçons et filles perdues. Lederer, l'acteur paumé, finissant dans l'alcool et l'indigne servilité face à une pétasse sûre des pouvoirs de son cul (planches 27-30). Coup de théâtre à la dernière réplique, bien sûr, pour achever de noircir le bonheur du couple élu.
A force de vouloir multiplier les temps forts, Dufaux en rajoute dans la noirceur, au point de la rendre peu vraisemblable. Seul bémol à cette fureur aveugle : l'auxiliaire salvateur des héros est un noir, Black Burns, efficace en plus (planches 11-12, 43-44). Comble de l'ironie : c'est un Noir qui rétablit un peu de luminosité ! Mais la manie de mettre en scène des personnages secondaires inconnus qui ont pour rôle d'apporter les explications nécessaires aux parties de l'action non racontées, ralentit la lecture et l'adhésion au récit : le lecteur se demande pourquoi il ne se rappelle pas l'identité de tel personnage (forcément, il ne l'a jamais vu), et tend alors à l'identifier avec un des personnages principaux, ce qui brouille les idées dans une narration où les acteurs sont nombreux.
Malès multiplie les plans d'une lisibilité exemplaire, y compris dans les couleurs. La prédilection pour les tics cinématographiques des années 1950-1960 se retrouve dans la mise en images; planche 2, une vignette étroite contenant tout juste un croissant de lune est suivie par une belle vue plongeante sur une piscine lumineuse, mettant en évidence le cadavre qui y flotte. Les moments de passion, de folie, de rage sont parfois accompagné d'une déformation latérale des décors, qui s'incurvent à partie du centre de la vignette, style fisheye centré sur le personnage central (planche 3) (procédé repris planches 21 et 42), ou à partir de la base de la vignette, arrondissant l'horizon de notre belle planète (planches 3, 7-8).
Beaux décors très US des années 1950-1960 (et, à vrai dire, encore largement actuels) : planche 1, rue de bâtiments à quatre ou cinq niveaux, tristes d'être à ce points clonés et gris dans le pays de l'aventure individualiste; monotonie reprise planche 19, avec , en haut , l'addition d'un dévers oblique exagéré des immeubles; planche 9, intérieur typique d'une maison rurale aisée (parois de bois, armes de chasse, multiplication des images encadrées sur les murs). Et, comme dans les volumes précédents, mention particulière à la maison des Sterling, style "Maison sur la Cascade" de Frank Lloyd Wright (planche 37).
De beaux effets d'atmosphère donc, mais, pour la happy end (hollywoodienne elle aussi, pourtant), allez voir ailleurs. Ces "Révoltés" sont surtout des paumés aux yeux desquels pas grand chose ne fait sens.