S’il y a un motif qui, dans ce livre protéiforme, revient souvent, c’est bien celui de l’œil. Comme si Brecht Evens nous invitait à l’ouvrir grand, cet œil, à rester vigilant, attentif là où, au premier abord, il y aurait de quoi se perdre. On connaît, depuis Les Noceurs, prix de l’audace à Angoulême 2011, ces planches fourmillantes de détails, ces jeux de transparence, ces perspectives éclatées, qui semblent chercher à brouiller le regard. Et pourtant, c’est bien le contraire qui se produit : appliquant la formule de Paul Klee, selon qui « l’œil suit le chemin qui lui a été ménagé dans l’œuvre », Brecht Evens nous fait naviguer dans cette foule nocturne, mélancolique et enjouée, avec une grande fluidité.
La nuit et la foule, la ville et la fête, Brecht Evens ne les dessine comme personne, c’est entendu. Chaque page est un enchantement. Surtout, chaque page est une surprise : son style se réinvente constamment. Au-delà de l’alternance entre planches foisonnantes et pages économes (quelques traits pour suggérer l’espace, quelques couleurs pour les personnages), on verra la couleur succéder au noir et blanc, l’aquarelle au crayon, le style Uccello au style Picasso. Comme à son habitude, Evens multiplie ainsi les hommages à l’histoire de l’art (la mer de nuages de Caspar David Friedrich remplacée par une mer de néons), mais aussi à la littérature : l’immeuble qui sert de cadre aux premières pages est celui de La vie mode d’emploi, le chef d’œuvre de Perec.
La promesse de l’aube
Car la remarquable inventivité formelle des Rigoles ne doit pas évacuer la beauté de l’écriture, l’élégance, la poésie, l’humour de ce récit à (au moins) trois voix. Dans cette ville imaginaire et composite (où l’on trouve aussi bien l’Atomium, le quartier de Belleville que des plages de sable), le temps d’une longue nuit qui s’étire jusqu’au matin, trois fils narratifs alternent. Trois figures entourées d’amis, de connaissances, de proches, mais qui, de club en boîte, sous les lumières et les sirènes, vont se trouver aux prises avec leur solitude. La nuit ouvre à tous les possibles : à chaque page le destin des personnages semble pouvoir basculer. Dès lors, l’ombre de Perec nous invite à lire Les Rigoles sous l’angle de la potentialité. Une rencontre imprévue infléchira effectivement leur parcours, et chacun échouera (parfois au sens propre) loin de son point de départ.
Si les petits ruisseaux font les grandes rivières, les rigoles de Brecht Evens filent droit vers la mer, sur les bords de laquelle se clôt le livre, à l’occasion d’un épilogue à la fois apaisé et euphorique. Il professe une foi subversive dans l’instant – « Pas de projets. Les projets sont des cages. Il y a que le moment. Restons dedans. » – tout en cultivant une certaine ambiguïté. Lancés dans la nuit, ces solitudes sont à la fois lestées par leur passé et tournées vers un futur incertain. La dernière phrase – « Quel étrange présage ! » – est tracée d’un trait qui s’estompe dans la brume, annonçant un avenir riche de surprises, sans que l’on sache bien si elles sont menaçantes ou excitantes... Il s’agit alors, à l’issue d’une nuit sans sommeil, d’être encore disponible à ce qui est sur le point d’advenir. De garder les yeux grands ouverts.