Les subtilités de la phonétique tchèque et des caractères spéciaux font que le nom du héros ethnographe ne se prononce pas "Fric" (ce qui est assez ridicule), mais "Fritch". Quant à la prononciation du nom de son compagnon indien, on ne se risquera pas à donner des leçons de langue chamakoko. Pour ceux qui veulent un échantillon de cet idiome, voir pages 71 et 101.
Le thème, c'est "un Indien dans la Ville", dans la lignée du "Bon Sauvage" du siècle des Lumières, des "Lettres Persanes" et de "L'Ingénu". Mais le contexte est tout autre : on est dans ce XXe siècle (assez appesanti par les approches de la Première Guerre Mondiale, vues sous l'angle tchèque). Donc, le racisme et le génocide indirect vis-à-vis des Indiens perdurent, et Fric, dans ses conférences et ses pratiques, se fait le soutien de la cause des Indiens.
Fric et Tcherwuish ont réellement existé, et le récit dessiné est une anthologie de leurs aventures, plus ou moins mises en forme.
Les conditions de vie dans les milieux Indiens sont bien rendues, tout autant que le décor baroque des villes tchèques.
Un des intérêts majeurs de l'ouvrage est de restituer le choc des cultures. Au fil du récit, Tcherwuish, qui accumule d'abord les gaffes grossières et les méprises, maîtrise de mieux en mieux les codes, us et coutumes de l'Europe dans laquelle il est immergé. Sa "naïveté" de "sauvage" comporte à l'origine une bonne part d'animisme, tel qu'il se reflète dans l'aveu d'impuissance du chaman Aïota (page 17) face à la maladie de sa tribu. La réticence devant l'acte photographique, commun à nombre de sociétés traditionnelles, trouve ses racines dans cette conviction que l'image, c'est l'être (page 33). Il s'ensuit que les tenues traditionnelles de cérémonie sont fondamentales pour que la cérémonie soit efficiente : revêtir (ou dévêtir) une certaine tenue constitue un changement d'identité, nécessaire lorsque l'activité cérébrale des lobes préfrontaux n'est pas conditionnée à structurer et à unifier une conscience unique de soi. Cela explique en partie l'attention considérable portée par Tcherwuish aux vêtements et parures (pages 87 à 91).
Les bêtises de Tcherwuish nous valent quelques jolies scènes de farce (pages 73 à 82), qui n'ont pas l'air d'être imaginées, mais tirées des écrits originels de Fric.
Fric est, lui aussi, un "sauvage" en ce que, ethnographe passionné mais amateur, il est mal accepté par sa propre société d'origine, et sa marginalité se manifeste jusque sur le plan matériel : difficile de bien gagner sa vie lorsqu'on ne peut compter que sur l'organisation de conférences payantes qu'un rival cherche à saboter ! Ajoutons que Fric, fort patient avec les bêtises de Tcherwuish, est nettement moins diplomate avec la bonne société tchèque et autrichienne, ce qui lui vaut quelques avanies.
La conclusion du récit est fort mitigée pour les deux compagnons (car, destiné à rester discret sous les dehors du valet de Fric, Tcherwuish reproduit la relation coloniale dominant-dominé, mais s'en émancipe au fur et à mesure de sa compréhension des coutumes européennes).
Tcherwuish n'est pas compris par sa tribu d'origine.
Lucie Lomova (dessinatrice tchèque), tenue par la véracité des faits, recourt à une ligne claire semi-réaliste et aux contours plutôt épais.
Le dessin met en scène avec parcimonie des épisodes fantasmatiques, au dessin simplifié et expressif, qui équilibrent heureusement le sérieux assez réaliste du récit : la frayeur du jeune Indien devant un pou vu au microscope (page 13), les comptes rendus imagés de Tcherwuish sur ses mésaventures (page 57, pages 69 et 70, pages 112 à 114, page 137).
Derrière les évènements, le rapport entre "sauvagerie" et civilité se double d'une nostalgie pour la nature vaste et pure, de plus en plus prégnante dans notre civilisation qui croit sérieusement bâtir son avenir en élevant les individus en serre et en couveuses. Tcherwuish nous renvoie à la rude primitivité des humains assiégés par la nature, primitivité qui risque de nous sauter au visage quand nous croulerons sous notre propre masse démographique en ayant épuisé nos dernières ressources.
Un récit plutôt sérieux en dépit de ses drôleries, et de beaux mérites de documentation réaliste. Néanmoins, la vraie vie ne suivant pas le rythme attendu des scénarios bien cadrés, les péripéties apparaissent parfois introduites abruptement, et le sens moral du récit reste ambigu.