L’excellente série en milieu alpin de Serge Lehman et Frédérik Peeters nous livre donc son dénouement tant attendu avec ce tome 5. Tous les protagonistes sont désormais réunis autour du détective Franck Sangaré. La tension est à son comble, la guerre avec le clan Mazur semble inévitable. Le redoutable parrain de la « mafia » des Eaux de Saint-Elme est bien décidé à occire définitivement ceux qui cherchent à se mettre en travers de son chemin. Mais Franck, qui a survécu de justesse après les sévices infligés par les acolytes de Mazur, n’est plus le même homme. Gravement brûlé et défiguré, il semble avoir acquis un don de double vision après s’être enfui à travers de mystérieuses galeries creusées dans la montagne. Ce don lui permet notamment d’entendre les révélations du fantôme d’Hèlène Mertens, juge d’instruction qui fut assassinée pour avoir osé défier la mafia régnant sur Saint-Elme. Celle-ci le persuade d’arrêter Mazur avant qu’il ne soit trop tard… Il n’en faudra pas plus pour convaincre Franck, déjà déterminé à se venger d’Arno Cavalieri, dit le Derviche, l’un des hommes de main du clan Mazur, la mafia contrôlant les eaux de Saint-Elme.
Grâce à un savant dosage entre « hardboiled » et fantastique en demi-teinte, un peu à la manière d’un David Lynch, avec quelques indices énigmatiques disséminés ça et là, les auteurs ont réussi à maintenir ce qu’il fallait de tension et de mystère pour qu’à aucun moment le livre ne tombe des mains du lecteur. Ce qui est sûr, c’est que ce dernier épisode tient ses promesses avec un affrontement final en apothéose d’action, de feu et de sang, mais également à haute teneur mystique. Une fois encore, Serge Lehman puise son récit dans une mythologie européenne immémoriale, où la nature était divinité et la spiritualité n’avait pas encore été squeezée par la religion. Dans « Saint-Elme », la montagne joue le rôle de bienfaitrice en fournissant aux humains son eau nourricière, et gare à ceux qui tenteraient de l’accaparer à des fins purement mercantiles ! Lehman a-t-il cherché ici à métaphoriser la mainmise des multinationales sur les ressources naturelles (dont l’eau bien sûr), dans le contexte préoccupant du réchauffement climatique ? Quoiqu’il en soit, cette fiction supporte facilement une double lecture…
Pour ce qui est du dessin, on relèvera encore une fois le travail bluffant de Frédérik Peeters sur la couleur. Celui-ci, en revisitant les codes du psychédélisme de façon très moderne, renforce la portée multidimensionnelle du récit où il est question de substances hallucinogènes, celles dont use et abuse le Derviche, personnage-clé, et qui dissolvent les frontières entre réalité et imaginaire. Et pour parachever cela, sa maîtrise du cadrage et du mouvement est sans fausse note.
Ceux qui auront apprécié « Saint-Elme » (oui, il s’agit bien du dernier tome) pourront se féliciter de son succès aussi populaire que mérité. « Saint-Elme », c’est un peu une histoire de fusion, celle de Franck Sangaré avec une montagne vivante, rendue menaçante par ses entrailles révélées, d’un vert artificiel et « radioactif », comme si l’âme même de la géante rocheuse avait été blessée à mort… Cette fusion se retrouve de l’autre côté du rideau, à l’échelle créatrice, celle de la conception de l’œuvre, car à l’évidence une sorte d’alchimie a eu lieu entre les deux auteurs. Une rare combinaison née avec « L’Homme gribouillé », où nombre d’ingrédients qui composaient alors ce one-shot, se retrouvent dans « Saint-Elme », de façon encore plus évidente dans ce volet final. L’avenir le dira, mais on est curieux de voir si à l’avenir le duo Lehman-Peeters nous proposera avec le même savoir-faire un objet de pop culture sortant des schémas géographiques habituels.